Avec les tiers-lieux, nous faisons de l’acupuncture de territoire

ENTRETIEN avec Marie-Laure Cuvelier autour de l'exploration Mille Lieux (4/8). Pour Marie-Laure Cuvelier, un tiers-lieu naît de la rencontre entre les besoins d’un territoire, un noyau de profils entrepreneurs déterminé et des partenaires ouverts au changement. Suite à la publication du rapport de la Mission Coworking, il existe à ses yeux un momentum pour structurer la filière : une volonté politique forte et des moyens que les tiers-lieux doivent saisir.

Les définitions des tiers-lieux sont multiples. Lieux d’hospitalité, lieux de rencontres, lieux de faire-ensemble… Quelle serait ta définition de ces espaces ?

Marie-Laure Cuvelier : Les tiers-lieux favorisent l’éclosion des idées. Concrètement, cela peut prendre la forme d’espaces hybrides, d’ateliers partagés, de cafés associatifs, de lieux d’apprentissage en pair-à-pair, de fablabs… Mais ce sont aussi et surtout des lieux de territoire, nés ou implantés très localement, dans un quartier ou dans un village, et permettant aux habitants de “faire ensemble”.

C’est ce qui distingue notre approche de ces bureaux partagés qui disent proposer du coworking dans d’immenses espaces au cœur des métropoles. Si ces lieux existent, c’est qu’ils trouvent leur public, mais nos démarches sont complètement différentes. Quand eux ont un modèle standard qu’ils copient/collent d’une ville à l’autre, nous faisons de l'acupuncture de territoire. Nous avons formalisé une démarche, pas un produit. Chaque territoire a ses spécificités, les tiers-lieux ne sont jamais uniformes.

Nous avons formalisé une démarche, pas un produit.

Comment un tiers-lieu peut-il véritablement s’ancrer dans un territoire ? S’y implanter semble nécessaire, mais pas toujours suffisant...

M-L. C. : Pour qu’un tiers-lieu fasse partie d’un territoire, il doit se mettre à son service. Pour cela, il faut rencontrer les structures déjà présentes, voir où sont les manques à combler et ce qu’un tiers-lieu pourrait apporter. Il faut aussi demander aux résidents ce dont ils ont besoin et comment ils se projettent dans leur quartier rêvé.

C’est ce que l’on a fait pour le Quartier Génial. Dès notre installation, on a recruté une habitante de Floirac pour faciliter notre ancrage, aller à la rencontre des gens, des associations, des médiateurs, des écoles… et expliquer le projet de tiers-lieu. On est venu humblement présenter le lieu comme une ressource à la disposition des acteurs, pour y faire des ateliers, des événements… On a  également organisé des soirées, distribué des flyers, collé des affiches... Cela n’a pas été évident, les gens ne venaient pas nombreux au début, c’est un quartier très peu animé au départ. Mais le bouche à oreille fonctionne, et aujourd’hui des jeunes de la cité voisine viennent squatter et profiter notamment du wifi du lieu.


A propos du Quartier Génial

Implanté à la périphérie de Bordeaux, le Quartier Génial est un lieu commun qui a pour objet, notamment, de proposer un point d’ancrage métropolitain pour tous les sociétaires de la Coopérative des Tiers Lieux, mais aussi de développer un laboratoire sur les nouvelles organisations du travail en proposant des formats d’apprentissage(s) innovants.

Qu’est-ce qui fait que ces jeunes viennent au Quartier Génial, alors qu’il ne leur est pas spécialement destiné à l’origine ?

M-L. C. : Les jeunes viennent ici parce qu’ils ne sont pas étiquetés. Le Quartier Génial, ce n’est pas un centre social, ce n’est pas un bahut. On ne leur demande pas qui ils sont ni ce qu’ils font là ; on ne leur dit pas non plus « Dégage, tu n’as rien à faire ici ». S’ils sont contents d’être là, tant mieux, c’est la seule chose qui nous importe. Ils y sont peut-être mieux que chez eux. Et puis, on essaie de les amener sur d’autres sujets… aussi bien le jardinage que le numérique ! Si ça peut leur donner des idées pour la suite, les amener vers des formations qui les intéresse... mais ça ne se fait pas en quelques jours, c’est un travail sur le long terme.

Au Quartier Génial, les jeunes viennent parce qu’ils ne sont pas étiquetés.

Un Tiers-lieu comme le Quartier Génial fait office de dernier tiers de confiance pour des jeunes en décrochage scolaire. Comment rendre ce genre d’impact palpable aux yeux de la collectivité ?

M-L. C. : La question de l’impact est très importante. On se pose cette question depuis longtemps dans les tiers-lieux. Bien sûr on pourrait additionner les chiffres d’affaire des résidents ou donner le nombre d’événements organisés et le nombre de participants habitant dans la cité. Ce sont les indicateurs classiques que réclament les financeurs. Mais ce n’est pas ce que raconte le Quartier Génial ni la plupart des tiers-lieux. Vu les publics que nous touchons, on aurait besoin d’indicateurs de long terme du type : que coûte un décrocheur scolaire à la société ? Que coûte un demandeur d’emploi ? Nous nous basons sur des éléments beaucoup plus qualitatifs ; le bien-être, le fait de rompre l’isolement, de se sentir accueillis, inclus dans un projet collectif ne se mesure pas directement, et pourtant les impacts sociétaux sont très importants. Heureusement, nos interlocuteurs à la Région et dans les collectivités comprennent ce que l’on fait et acceptent de faire un pas de côté par rapport à des grilles de lecture classiques. Ils sont conscients que certaines valeurs ne peuvent pas être chiffrées.

Pour mesurer l'impact des tiers-lieux, nous nous basons sur des éléments beaucoup plus qualitatifs ; le bien-être, le fait de rompre l’isolement, de se sentir accueillis, inclus dans un projet collectif... Nos interlocuteurs à la Région comprennent ce que l’on fait et acceptent de faire un pas de côté par rapport à des grilles de lecture classiques. Ils sont conscients que certaines valeurs ne peuvent pas être chiffrées.

Vous avez réussi à instaurer un dialogue constructif avec la collectivité, basé sur la confiance. Comment avez-vous fait ? Comment convaincre et embarquer dans la démarche tiers-lieux ?

M-L. C. : Selon moi, c’est avant tout une question d’interlocuteurs. On cherche à travailler avec la bonne personne, qu’elle soit salariée, chef d’entreprise, élue, technicienne… celle qui est inspirée par le projet de tiers-lieu, qui est prête à être elle-même, quitte à enlever momentanément son costume d’élue ou de direction.

Plus globalement, toute démarche de tiers-lieu s’inscrit dans un long travail d’acculturation auprès des institutions. On essaie de mettre les collectivités en posture de facilitateur, qu’elles permettent davantage l’engagement des habitants eux-mêmes sans chercher à faire à leur place.


A propos de Marie-Laure Cuvelier

Cofondatrice et cogérante de la Coopérative des Tiers-lieux, une Scic à 3 vocations : labo d’expérimentations, école, et réseau de tiers-lieux.


On essaie de mettre les collectivités en posture de facilitateur, qu’elles interviennent moins et permettent davantage l’engagement des habitants eux-mêmes. Sortir les habitants de leur posture passive, c’est leur donner une véritable capacité d’agir.

Vous travaillez beaucoup en partenariat avec la Région Nouvelle-Aquitaine. L’un de ses objectifs est d’avoir 300 tiers-lieux sur son territoire. N’y a-t-il pas un côté paradoxal entre cette injonction au chiffre et le côté organique du processus de naissance des tiers-lieux ?

M-L. C. : Complètement. Un tiers-lieu, cela ne se décrète pas. Ce sont avant tout des projets portés par une dynamique entrepreneuriale, et incarnés par au moins une personne ressource sur la phase de démarrage. Ensuite, si développer ces 300 tiers-lieux signifie mettre du wifi dans des gares, cela ne servira à rien : les gares ne seront pas plus fréquentées qu’auparavant.

Mais cet objectif de 300 tiers-lieux affiché par la Région montre une volonté politique forte de maillage du territoire en tiers-lieux, ce n’est pas une injonction. Les trois principales poches vides de la région sont ciblées, dans le Lot et Garonne, à la lisière de la Creuse et de la Haute Vienne et dans les Deux Sèvres. Plus le territoire est vulnérable, plus la Région renforce les moyens et dispositifs nécessaires pour intervenir. Dans des territoires aussi fragiles, le potentiel des tiers-lieux pourrait être décuplé, que cela soit dans la restauration du lien social, dans le rapport au travail…

Un tiers-lieu, cela ne se décrète pas. Mais cet objectif de 300 tiers-lieux affiché par la Région montre une volonté politique forte de maillage du territoire en tiers-lieux. Dans des territoires aussi fragiles, le potentiel des tiers-lieux pourrait être décuplé, que cela soit dans la restauration du lien social, dans le rapport au travail…

Qu’est-ce qu'il manque pour parvenir à cet objectif de 300 tiers-lieux ?

M-L. C. : Il existe un gros besoin d’accompagnement, à la fois pour accélérer la création et structurer le développement des tiers-lieux. Ce sont toujours les mêmes questions d’ingénierie qui reviennent : modèle économique, structuration financière, entité juridique… C’est pour répondre à ces besoins que nous avons créé des dispositifs d’accompagnement dédiés.

Pour ces dispositifs, nous croyons beaucoup dans le potentiel du pair-à-pair. On ne se place jamais dans une posture de sachant / apprenant. On a beau tirer une certaine légitimité du fait d’avoir créé ou géré des tiers-lieux, nous ne sommes pas des experts. Finalement, l’essentiel des apprentissages naît des relations que les gens tissent entre eux. On se contente de poser des règles de base de confidentialité et de bienveillance, afin que tout le monde joue le jeu. Cela pose un cadre de confiance permettant aux gens de se sentir en sécurité et de se livrer. C’est cela qui est intéressant et fait avancer collectivement les porteurs de projets. On ne repart pas qu’avec un tableau de bord prévisionnel à 3 ans, mais grandi d’une expérience.

Il existe un gros besoin d’accompagnement, à la fois pour accélérer la création et structurer le développement des tiers-lieux. Ce sont toujours les mêmes questions d’ingénierie qui reviennent : modèle économique, structuration financière, entité juridique… On ne se place jamais dans une posture de sachant / apprenant, on croit beaucoup dans le pair-à-pair.

Pour finir, que pensez-vous de la recommandation de la Mission Coworking consistant à créer un Conseil National des Tiers-lieux ? Cela n’irait-il pas à l’encontre de la logique distribuée du mouvement des tiers-lieux ?

M-L. C. : Je ne partage pas cet avis. En refusant de rentrer dans un modèle un peu plus institutionnel, nous passerons à côté d’une opportunité inédite de structuration de notre filière. Des rapports sur le télétravail et le coworking, il y en a eu beaucoup, mais tous sont restés lettre morte… Aujourd’hui, il y a une vraie volonté et potentiellement des moyens. C’est le moment de sortir de nos querelles de chapelle stériles et d’aller dans les ministères raconter ce que l’on fait, de s’asseoir autour de la table et de discuter avec l’ensemble des acteurs, y compris les Bouygues et les Nextdoor. C’est ce que l’on a fait avec la Coopérative des Tiers-Lieux : on n’a jamais fermé la porte à qui que ce soit, pas même aux promoteurs à partir du moment où ils voulaient bien travailler avec nous et pas seulement nous utiliser comme caution.

En refusant de rentrer dans un modèle un peu plus institutionnel, nous passerons à côté d’une opportunité inédite de structuration de notre filière.

Soyons pragmatiques pour faire grandir le sujet des tiers-lieux, sans pour autant vendre notre âme. Affirmons nos valeurs et essayons de les diffuser aussi largement que possible, y compris au plus haut niveau !


Cet article est issu d'un travail d'équipe avec Solène Manouvrier. C'est le quatrième d’une série de huit entretiens réalisés dans le cadre de l’exploration Mille Lieux, disponible en ligne au lien suivant : https://www.le-lab.org/exploration-mille-lieux

Ce travail vise à objectiver l’impact des tiers-lieux au delà du seul prisme économique, à mieux comprendre et valoriser ce qui se joue au sein et autour de ces espaces. Il nous apprend beaucoup de choses, souvent surprenantes, parfois à contre-courant de ce qui se dit et se lit sur les tiers-lieux...alors bonne immersion !