La mondialisation est une oeuvre de colonisation

ENTRETIEN avec Alain Deneault. Deuxième partie. Les mots peuvent nous rendre ignorant.e.s de certaines réalités. En ce sens, ils nous dépolitisent. Qu’en est-il du mot “colon” ? Que dit-il de notre monde et de ses rapports de force ? Alain Deneault nous en dit plus dans la deuxième partie de notre entretien.

Bande de colons, votre dernier ouvrage, porte sur la figure du colon au Canada. Est-ce que cette figure nous permet de comprendre les processus de dépolitisation en cours aujourd’hui ?

Ce qui m’a incité à écrire ce livre, c’est que beaucoup de gens au Québec se présentent comme des colonisés et sont en même temps décrits comme des colonisateurs. En réalité, ils sont entre les deux : ils sont à la fois les descendants de français qui ont colonisé le Canada, puis qui furent eux-mêmes “colonisés” par les britanniques. Ce qui les caractérise, c’est qu’ils n’ont pas vraiment de responsabilité au sens fort. Le colon est une figure qui se vit comme un électron libre, sous une forme dépolitisée. Il se voit tantôt du côté des puissants et tantôt du côté des faibles en fonction des convenances. Il se situe très mal lui-même. Il est le médiocre par excellence : il se conforme à des règles qu’il n’a pas lui-même déterminées en vue de petits avantages, tirés en fonction de ce qu’il devine être les attentes des puissants, en esquivant toujours tous les obstacles qui risquent de le  faire basculer dans une position qui ressemble à celle des dominés, même si pour des raisons racistes il ne sera jamais totalement assimilé à eux.

Au Canada, les peuples d’origine pèsent 2% dans la démographie, contre 100% il y a cinq siècles.


A partir de 1860, le régime britannique triomphant définit ainsi trois statuts dans le Canada colonial : autochtone, canadien français ou sujet britannique. Le canadien français, c’est en quelque sorte le prolétariat de la catégorie des colons. Il ne fait pas partie de l’oligarchie de colonisateurs, celle qui façonne la colonie en votant les lois, et qui constitue en même temps une minorité d’actionnaires puissants, de décideurs publics, de responsables de l’appareil judiciaire, etc.


Et pourtant, ces canadiens français n’en demeurent pas moins des colons ?

Bien que situés dans un entre-deux, les canadiens français participent eux aussi d’une entreprise de domination et de spoliation du Canada. Et cela, jusqu’à aujourd’hui ! L'œuvre coloniale de pillage se perpétue encore sur le territoire canadien. Ce n’est pas quelque chose qui s’est déroulé ailleurs, comme la colonisation de l’Algérie ou de l’Afrique subsaharienne par la France. Cela se passe ici et maintenant. Là où nous posons tous les jours nos pieds, où nous fondons nos demeures, où nous établissons nos villes. Nous ne sommes rien d’autres que des colons, encore aujourd’hui. Cette réalité est immédiate : lorsque vous traversez le pays, vous trouvez le terme settlement (colonisation) sur des panneaux. Ce statut n’est pas métaphorique, il est formel.


Mais dans d’autres régions, l'œuvre coloniale a aussi profondément bouleversé les sociétés.

Sans nier l’exploitation des algériens, des tunisiens, des sénégalais ou des congolais par la France, le contexte canadien est spécifique, à l’instar de Java ou de l’Australie, qui furent également des colonies de peuplement britannique. Au Canada, les peuples d’origine pèsent 2% dans la démographie, contre 100% il y a cinq siècles. La France n’a jamais envoyé suffisamment de français au Sénégal, au Mali ou au Tchad pour finalement représenter 98% de la démographie locale ! Au Canada, les colonisés sont devenus totalement ostracisés sur leur propre territoire. On peut même parler de génocide lent : les Algonquins sont une civilisation qui a été graduellement éradiquée.


Peut-on rapprocher le contexte colonial du Canada et les différents statuts associés d’une forme de société organisée en classes sociales ?

Contrairement à la colonisation française, au Canada, les différences raciales n’ont pas divisé le travail. Ce sont les colons - des populations venues d’Europe - qui exploitaient eux-mêmes le sol. Tous les colons n’étaient ainsi pas logés à la même enseigne : certains bénéficiaient d’une aisance et collaboraient avec le régime, d’autres étaient complètement asservis et tentaient par tous les moyens de survivre. Le statut du colon canadien transcende les catégories sociales historiques européennes de classe moyenne et de prolétaire. A l’inverse, les colons des colonies françaises étaient soit des entrepreneurs, soit des administrateurs, soit des cadres pour superviser le travail fait par d’autres. Les populations locales colonisées étaient ordonnées pour exploiter le caoutchouc, le cacao ou le pétrole. Au Canada, les colonisés n’étaient pas les prolétaires. C’était une strate indéfinissable, que vous pouvez peut-être retrouver en France parmi certaines communautés immigrées qu’on a totalement marginalisées au point de ne plus les voir. C’est un autre rapport au monde.


Quoi qu’il en soit, il n’existe plus aujourd’hui de prolétariat au sens où le parti communiste le décrivait dans les années 50. Le prolétariat est sociologiquement composite, à tel point qu’il est difficile de trouver une solidarité de classe. Il n’y a plus ceux qui vont d’un même mouvement à l’usine le matin, produire les denrées dont le pays a besoin. Les prolétaires regroupent des statuts différents, des histoires culturelles, familiales et migratoires différentes - ce qui explique en partie pourquoi la gauche française n’arrive plus à se fédérer depuis les années 80.


Pourrions-nous néanmoins faire un parallèle entre ces canadiens français à la fois colons et colonisés et la classe moyenne, victime et gardienne de la lutte des classes ?


Oui, d’autant plus que pour mon livre, je me suis beaucoup inspiré du travail de Charles Wright Mill, le sociologue qui a très bien cerné la pensée de la classe moyenne.


Comme les colons canadiens, la classe moyenne n’a pas de conscience de classe, et a même une mauvaise conscience de classe. Il y a une certaine honte de faire partie de cette classe moyenne parce qu’on n’est pas grand chose, on n’est pas responsable de ses actifs, et nos avantages ne dépendent pas de nous, d’autres choisissent de nous les attribuer. On est continuellement bénéficiaires d’attributs d’emprunts. Si vous travaillez pour une grande entreprise qui est prestigieuse et que vous dites « je travaille pour Microsoft, je travaille pour Google », peut-être qu’il y aura au-delà du salaire, des avantages sociaux que vous pourrez tirer de votre travail, une sorte de capital culturel, on vous estimera car vous travaillerez pour un grand groupe impressionnant du point de vue de ses activités. Mais tous ces attributs-là peuvent vous être retirés du jour au lendemain, ils ne vous sont pas propres. Si on vous vire, vous perdez ce prestige. Et donc vous voyez bien que tout ce qui vous échoit, tout ce qui vous détermine, tout ce qui vous qualifie, appartient à d’autres, et vous êtes continuellement un personnage d’emprunt, un personnage de peu d’épaisseur conceptuelle.


Si nous filons la métaphore associant la classe moyenne à des “colons”, au service de quelle “puissance coloniale” ?

C’est là que l’analogie se complexifie. Si on est colon en France, aujourd’hui, cela ne peut pas être au service de la République, qui si l’on s’en tient au catéchisme scolaire, se veut théoriquement le reflet de la volonté populaire grâce au fonctionnement d’institutions qui se mettent au service d’un peuple dont elles tirent leur légitimité. En réalité, il y a bien sûr toute une classe qui contrôle le régime en prétendant parler au nom de tout le monde et qui est aux manettes pour mettre la République au service des dominants.


Serait-on alors colon au service de la bourgeoisie ? Mais la bourgeoisie actuelle n’est qu’un élément parmi d’autres de la classe dominante. Elle en fait partie en ce qu’elle a une longue histoire de domination, mais il y a aussi tous les parvenus et surtout toutes les personnes morales qui ont un grand pouvoir économique et politique : les fonds de retraite, les entreprises énergéticiennes, les banques, etc. Toutes ces structures peuvent compter comme des membres de la classe dominante sans être des personnes physiques dans la mesure où elles prennent des décisions, signent des contrats, licencient, investissent, etc.

Ce qui est grave aujourd’hui, c’est que l’on confirme aux entreprises qu’elles sont légitimes à exercer une souveraineté et une responsabilité sociale.


Tels les colons, les classes moyennes participeraient donc d’une forme nouvelle de colonisation, par et pour les entreprises ?

Pour répondre à cette question, il y aurait  tout un travail à faire. Mais ce qui est vrai, c’est que le Canada est à l’avant-garde de ce mouvement de colonisation du monde par les entreprises. Lorsqu’on regarde le rôle et l’influence des grandes multinationales, parmi lesquelles les entreprises Michelin ou Total, effectivement, cela ressemble à une colonisation d’un genre nouveau. Ces entreprises opèrent au sein de plusieurs Etats, organisent les dynamiques juridique, sécuritaire, social, économique, etc. en fonction de leurs intérêts. Elles sont capables de peser sur un pays au point d’asservir ses dirigeants, qui finissent par exécuter leurs desseins au détriment des intérêts de leurs concitoyens, simplement pour en tirer un petit avantage. Ces dirigeants qui s’exécutent contribuent alors à coloniser leur propre pays.


Cette forme de colonisation ne dit pas son nom mais elle est bien réelle. Prenons le cas de l’entreprise Monsanto par exemple : des sols arables sont détruits au profit d’une entreprise privée avec le concours d’États. Dans quel but ? Pour générer une production conforme à un certain marché, indépendamment de l’intérêt public de pouvoir compter sur des terres fertiles à long terme. Autre exemple : l’entreprise Total qui va “sauver” l’industrie dans telle région, “protéger” tel monument historique, lancer telle école, reconstruire à presque elle seule Notre Dame. Des entreprises qui se présentent comme des Etats bis, c’est très courant. Ce n’est pas un Etat dans l’Etat. C’est un autre pouvoir, à côté de l’Etat, en lien avec l'État, mais souverain aussi. Comme  lors de la Renaissance, puisque pour y penser la souveraineté, il faut penser le mille-feuille de pouvoir et y inclure l’Église.


Comment expliquer ce mouvement de colonisation du monde par les entreprises ?

Il faut vraiment être naïf pour penser qu’une entreprise vise strictement la capitalisation, autrement dit les bénéfices et les dividendes à verser à ses actionnaires. Les résultats financiers, c’est le moyen. La fin, c’est le pouvoir. La jouissance du grand actionnaire milliardaire, ce n’est pas de se demander comment il va dépenser ses milliards, car il en a déjà plein la panse. Non, son plaisir, c’est de régner et de dominer, avoir des gens à ses pieds.


D’ailleurs pendant longtemps, la devise du magazine financier Forbes, c’était Money, Influence, Power. L’argent, c’est le point de départ pour avoir de l’influence. Et pourquoi on veut de l’influence ? Pour avoir du pouvoir. Ce qui est grave aujourd’hui, c’est que l’on confirme aux entreprises qu’elles sont légitimes à exercer ce pouvoir là, qu’elles ont toujours recherché par ailleurs. Jusque là, on pouvait encore  reprocher aux entreprises de n’être que ça, des entités de pouvoir, mais maintenant qu’on les enjoint à assumer leur souveraineté et leur responsabilité sociale, on ne peut plus faire marche arrière.


Philosophe et économiste québécois, Alain Deneault a écrit plusieurs ouvrages dont Noir Canada, Offshore, Faire l'économie de la haine, Paradis sous terre, «Gouvernance», Paradis fiscaux: la filière canadienne, Médiocratie, Une escroquerie légalisée et De quoi Total est-elle la somme?. Depuis 2016, il est directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris. 

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