La révolution digitale, ou la fable qui fait trembler le fisc

La révolution digitale change radicalement nos manières de vivre et les mutations économiques qui s’ensuivent posent d’incroyables défis aux États. La fiscalité n’échappe pas à ce constat.

A l’heure où le storytelling est en vogue, il est pourtant une fable que le fisc ne goûte guère ; c’est celle qui conte l’histoire d’États effarouchés par les bonds de lièvres du numérique venu d’Amérique, qui menacent la tranquillité dont nos dirigeants nous promettaient de jouir sous la carapace d’une Europe aux allures de tortue endormie. La révolution digitale change parfois radicalement nos manières de vivre et les mutations économiques qui s’ensuivent posent d’incroyables défis aux États. La fiscalité n’échappe pas à ce constat, même si le débat sur l’optimisation fiscale à grande échelle des géants du digital en masque souvent les véritables enjeux.

« Adieu veau, vache, cochon, couvée » – Le panier du fisc à la renverse

Les chiffres donnent le tournis. Selon le Public Accounts Committee britannique, alors que les revenus d’Amazon à l’échelle de l’Europe s’élevaient à 9,1 milliards d’euros, la firme de Jeff Bezos aurait déclaré au Trésor britannique un chiffre d’affaires d’à peine plus de 200 millions de livres et ne lui aurait payé que 1,8 millions de livres d’impôt[1]. Tandis que, selon le Sénat américain, Apple aurait perçu, via deux filiales irlandaises, un total de 104 milliards de dollars de revenus entre 2009 et 2012 sans payer pratiquement aucun impôt[2]. Rien d’étonnant dès lors à ce que la Commission européenne estime à seulement 3,7 % le taux d’impôt rapporté aux profits hors USA du constructeur de l’iPhone.

S’il fait peu de doute que les géants du digital optimisent leurs impôts à une échelle quasi-industrielle, les techniques auxquelles ils ont recours sont éculées

S’il fait peu de doute que les géants du digital optimisent leurs impôts à une échelle quasi-industrielle, les techniques auxquelles ils ont recours sont éculées. Elles tirent partie des différences de taux et d’assiette fiscale entre des États qui se livrent entre eux à une concurrence fiscale effrénée. L’économie du numérique dont ils sont les acteurs est par nature immatérielle, ce qui facilite le recours à ces techniques d’optimisation et explique l’ampleur des montants en jeu. Dans ce contexte, les États paraissent avoir subitement pris conscience de l’obsolescence des règles sur lesquelles sont bâtis leurs systèmes fiscaux. A l’échelle internationale, ces règles reposent assez largement sur un principe d’imposition des revenus en fonction de critères de présence physique sur le territoire d’un État. De tels concepts ne résistent pas à l’ère du numérique. C’est pourquoi les gouvernements réunis au sein de l’OCDE s’efforcent de les moderniser dans le cadre d’une initiative baptisée BEPS (Base Erosion and Profit Shifting)[3]. Mais cela suffira-t-il ? Rien n’est moins sûr.

« En toute chose il faut considérer la fin » – Reconsidérer l’impôt

A force de se focaliser sur l’optimisation fiscale des poids lourds du secteur du numérique, nous perdons de vue les véritables défis qui nous attendent. L’économie est en train de subir de profondes transformations qui signent la fin du système de prélèvements obligatoires sur lequel vivent les États depuis près d’un siècle. La fiscalité doit faire plus que se moderniser, elle devra à son tour se transformer. Des grands ensembles économiques mondiaux, l’Europe est celle qui paraît s’en préoccuper le plus car, pour la première fois de son histoire, elle se sent spectateur d’une révolution venue d’ailleurs. C’est ainsi que le Royaume-Uni a annoncé, en décembre dernier, la mise en place d’une « Google Tax »[4], tandis que la Commission européenne a demandé à un groupe d’experts de haut niveau de réfléchir à la taxation de l’économie numérique en vue d’adopter les mesures qui s’imposent[5]. La France entend prendre une part active à ce débat, comme en témoigne une note du 9 mars dernier de France Stratégie, l’organe qui a succédé au Commissariat général du Plan[6]. On y lit, par exemple, que « les dispositifs actuels de partage des bénéfices entre les différentes localisations des entreprises multinationales (…) sont obsolètes ». Ce diagnostic repose sur le constat que les entreprises du numérique présentent quatre caractéristiques (la non-localisation de leurs activités, le rôle central des plateformes et des marchés bifaces, l’importance des effets de réseau et l’exploitation des données) particulièrement propices à l’érosion de leur base fiscale.

La démultiplication des possibilités de mise en relation entre utilisateurs signe le retour en force d’une économie de troc

Même si l’on ne peut que partager la conclusion tenant à l’obsolescence du système actuel, le diagnostic paraît incomplet, voire en partie obsolète. Il omet, par exemple, de mentionner la montée en puissance de la consommation collaborative, mise en lumière notamment par la Fing et OuiShare dans le cadre de l'étude ShaRevolution et de leur enquête intitulée “Je partage ! Et vous ?”[7]. Cette enquête révèle que 52 % des personnes interrogées pensent que, demain, l’économie collaborative sera aussi importante que l’économie traditionnelle. Le développement des plateformes d’échange en est la meilleure illustration. Les consommateurs n’achètent plus un produit mais un usage. La démultiplication des possibilités de mise en relation entre utilisateurs signe le retour en force d’une économie de troc. Celui qui souhaite voyager ne réserve plus une chambre d’hôtel mais échange l’usage de son appartement contre celui d’une autre personne, à l’autre bout du monde, rencontrée via une plateforme collaborative. Si le troc n’est pas possible, des monnaies alternatives facilitent dans certains cas ces échanges non monétisés. Ces nouvelles habitudes de consommation ne décrivent pas seulement le monde de demain ; elles ont cours aujourd’hui même. Qui n’a jamais utilisé des Miles et autres Smiles pour acheter son billet de train ou d’avion ? Tous les secteurs sont progressivement atteints par ces mutations. Même le secteur bancaire qui n’a pratiquement pas connu d’innovation fondamentale depuis près d’un quart de siècle se transforme sous l’effet du financement participatif (crowdfunding).

Une économie où l’échange monétaire ne serait plus la norme remet en cause les fondements de nos systèmes fiscaux

Il est aisé de comprendre en quoi une économie où l’échange monétaire ne serait plus la norme remet en cause les fondements de nos systèmes fiscaux. L’impôt moderne se caractérise par un taux et une assiette, laquelle est exprimée en unité monétaire. Faute de pouvoir mesurer la valeur de cette assiette, l’impôt tourne à vide. On objectera certes que l’échange constitue d’ores et déjà une transaction taxable à l’impôt sur le revenu ou à la TVA. Mais c’est parce que, tant que l’échange ne constitue pas la norme mais l’exception, il demeure possible de valoriser l’objet de cet échange par référence à une valeur de marché. Si le diagnostic sur les enjeux fiscaux du numérique est incomplet, les solutions qui l’accompagnent peuvent en outre s’avérer dangereuses.

« La poule aux œufs d’or » – La promesse d’une croissance menacée d’asphyxie

Les États sont légitimes à rechercher des solutions de rechange à des impôts qui ne franchiront pas le cap digital indemnes. Ils seraient d’autant plus légitimés à le faire s’ils s’efforçaient de réfléchir à des solutions qui ne soient pas pires que les maux qu'elles cherchent à combattre. L’Europe n’a jusqu’à présent pas réussi à monter sur les marches du podium de la nouvelle économie digitale, qui reste dominée par l’Amérique mais également l’Asie. Pourtant, une nouvelle génération, qui s’en est parfaitement approprié les techniques et les business models, est prête à relever le défi. Selon le Credoc, près de la moitié des consommateurs français se sont essayés à une pratique de consommation collaborative en 2014[8]. Par ailleurs, les jeunes qui sortent des grandes écoles rêvent souvent davantage de créer leur startup que d’intégrer les rangs d’une multinationale. Encore faut-il que ce potentiel ne soit pas étouffé par des initiatives fiscales malheureuses, car la réponse esquissée par les gouvernements pour adapter leur fiscalité aux défis du numérique présente deux défauts majeurs. Tout d’abord, les réflexions en cours, au lieu de préparer un terreau propice, font craindre la mise en place d’entraves à l’émergence de nouvelles activités dans le secteur numérique. Par exemple, l’idée d’une nouvelle taxe sur le chiffre d’affaires des entreprises du numérique, qui vient d’être réitérée dans la note de France Stratégie, constituerait un frein au développement de ce secteur en Europe. Une telle taxe serait inappropriée car, par construction, elle serait due que l’entreprise soit bénéficiaire ou déficitaire. L’argument selon lequel une taxe sur les revenus serait en pratique équivalente à un impôt sur les bénéfices dans la mesure où les coûts dans l’industrie du numérique sont négligeables est sans doute vrai pour les activités relativement matures comme celles des géants de l’Internet, mais il est faux pour ce qui est des activités de nouveaux entrants, qui doivent essuyer de lourdes pertes avant d’espérer devenir profitables. Par conséquent, instaurer une nouvelle taxe sur les revenus des entreprises du numérique risquerait de pénaliser lourdement les startups françaises ou européennes que l’on souhaite voir grandir et se développer dans un contexte concurrentiel qui ne leur est déjà pas toujours favorable.

Les pratiques collaboratives sont une occasion inédite de renouveler les services publics selon des modèles de collaboration non hiérarchique permettant de repenser en profondeur le rôle et les modes d'intervention de l’État

La seconde erreur consiste à n’avoir envisagé jusqu’à présent qu’un seul versant du problème, celui des recettes fiscales, en occultant la question des dépenses publiques. On reconnaît là la propension française à préférer augmenter les impôts plutôt que de diminuer les dépenses. Or, ne serait-ce qu’au travers des nouvelles pratiques collaboratives qu’elle suscite, l’économie du numérique serait propice à une révision du périmètre des interventions de l’État. Ces pratiques collaboratives sont une occasion inédite de renouveler les services publics selon des modèles de collaboration non hiérarchiques permettant de repenser en profondeur le rôle et les modes d'intervention de l’État. Ainsi, avec la disparition du service militaire et au fil des coupes budgétaires successives, l’armée française a su mettre à profit les aspirations au partage et au don de nos concitoyens en mettant en place les réserves opérationnelle et citoyenne. Peut-être cet exemple pourrait-il ouvrir la voie à d’autres expérimentations. La question mérite en tout cas d'être posée.

Morale

Si le débat sur la fiscalité numérique est si nourri en France et Europe, c’est que nous réalisons que le marché des consommateurs européens constitue la proie facile des géants d’internet, qui y réalisent d’insondables profits sans pour autant gratifier le fisc. Le souhait légitime des États d’y remédier ne doit pas nous aveugler : une imagination fiscale à trop courte vue risquerait de nous jouer des tours. Il faut également avoir à l’esprit que demain verra sans doute un spectaculaire renversement des rôles, quand de gigantesques zones de consommation verront le jour en Asie, en Amérique du Sud voire en Afrique, détrônant ainsi définitivement l’Europe. Il s’agit de réfléchir à un nouveau système fiscal qui s'intègre aussi dans cette perspective. La France et, plus généralement, l’Europe ont de nombreux atouts à faire valoir pour relever les défis du numérique. Elles doivent absolument éviter de se ranger a priori dans le camp des vaincus, ornière dont la mise en place de nouvelles taxes défensives, risquant d’asphyxier un potentiel de croissance bien réel, serait le signe avant-coureur. Autrement dit, il s’agit d’éviter de faire comme le maître de la poule aux œufs d’or qui, nous dit la fable, « la tua, l'ouvrit, et la trouva semblable à celles dont les œufs ne lui rapportaient rien, s'étant lui-même ôté le plus beau de son bien ». Un billet de Grégory Abate

Ingénieur civil des mines de Paris, diplômé de Sciences-Po Paris et ancien élève de l'ENA, j'ai exercé plusieurs fonctions d'encadrement à Bercy, au sein de l'administration fiscale. J'exerce aujourd'hui mon activité professionnelle en tant qu'avocat. Je m'intéresse tout particulièrement aux mutations économiques et sociales actuelles, au premier rang desquelles figurent celles introduites par l'économie collaborative, et à leur incidence sur la fiscalité. Notes: [1] http://www.publications.parliament.uk/pa/cm201213/cmselect/cmpubacc/716/71605.htm [2] Communiqué de presse du Permanent Subcommittee On Investigations du 20 mai 2013 : http://www.hsgac.senate.gov/subcommittees/investigations/media/subcommittee-to-examine-offshore-profit-shifting-and-tax-avoidance-by-apple-inc [3] Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et du transfert de bénéfices : http://www.oecd.org/fr/fiscalite/plan-d-action-concernant-l-erosion-de-la-base-d-imposition-et-le-transfert-de-benefices-9789264203242-fr.htm [4] https://www.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/385741/Diverted_Profits_Tax.pdf [5] Rapport du groupe d’experts de haut niveau sur la taxation de l’économie numérique: http://ec.europa.eu/taxation_customs/taxation/gen_info/good_governance_matters/digital_economy/index_fr.htm [6] http://www.strategie.gouv.fr/publications/fiscalite-numerique-26 [7] http://sharevolution.fing.org/ [8] Les Cahiers de la Consommation 2014 Image à la une : "Grandville(Seven of Wands2)" by Jean Ignace Isidore Gérard - From site displaying use as tarot deck http://www.fantasticmenagerie.com/original%20engravings.htm. Licensed under Public Domain via Wikimedia Commons.