Le retour à la nature

LES NOUVEAUX IMAGINAIRES. Episode 1. De quel imaginaire le « retour à la nature » est-il le nom ? Qui l’incarne aujourd’hui, et comment ?

Cet article s’inscrit dans la série Les nouveaux imaginaires, une série qui invite à décrypter nos imaginaires d'aujourd'hui et d’hier.

Quitter la ville pour se rapprocher de la nature, par ces temps de - espérons - fin de pandémie, l’idée est séduisante et séduit. D’après la plateforme Paris je te quitte - certes un peu orientée - le nombre de francilien.es souhaitant quitter Paris est en augmentation de 42%. Les figures de cette fuite sont nombreuses, du désormais classique  déménagement dans une maison avec jardin à grands renforts de télétravail à la désertion des centres névralgiques et symboliques de la modernité du « monde d’avant » comme San Francisco par exemple. 

Le retour à la nature, une vieille histoire.

 Le retour à la nature, un nouvel imaginaire ? C’est vite dit ! 

Disons plutôt que nous vivons le renouveau d’un imaginaire qui a d’ores et déjà, à plusieurs reprises, irrigué notre société. Le plus célèbre des penseurs.euses à avoir porté ce discours est sans aucun doute le philosophe Jean Jacques Rousseau avec son « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les Hommes ». Dans cet ouvrage l’auteur crée une expérience de pensée pour montrer que, à l’état naturel, l’Homme est bon et que c’est la société qui l’a corrompu. D’après lui, si l'on remontait à des temps ancestraux, on pourrait rencontrer un Homme sauvage, certes, mais un Homme heureux et comblé. 

C’est ce qu’on a appelé le « mythe du bon sauvage ». Sans aller jusqu’à enjoindre à un retour à la nature, cette essence première de l’Homme non viciée par l’artifice de nos sociétés occidentales constitue certainement un des premiers exemples de l’Homme faisant état de réflexivité (et de regret) par rapport à sa civilisation. Il faut noter que ce texte est né à une époque où nos sociétés occidentales étaient abreuvées d’une littérature dévoilant avec fracas un « nouveau » monde. Par occidentalocentrisme, cette façon différente de faire société a été perçue comme étant un état moins avancé dans le seul processus civilisationnel qui vaille : celui qui présidait alors en Europe. 

Au son du flower power, les hippies des années 60 firent du retour à la nature l’utopie d’une génération.

On fit ainsi de ces « bons sauvages », une sorte d’humanité dans son enfance, ne faisant qu’un avec la nature. En somme l’exercice procédait d’une découverte perçue - à tort - comme l’ouverture d’une fenêtre sur le passé et charriant avec lui son imaginaire d’un état naturel apaisé et égalitaire.

Cette vision positive d’un jardin d’Eden dans lequel l’Homme pourrait retrouver sa nature profonde s’est vue reprise à différentes périodes. Alors même que l’Allemagne s’industrialisait et que l’exode rural devenait fait de société, le mouvement romantique tournait son regard empreint de « sehnsucht », cette nostalgie toute germanique, vers la nature. Grande oubliée de la vision progressiste des classiques, la nature se trouvait ainsi nimbée d’une nouvelle aura mystique, appelant à elle les âmes les plus sensibles aux transformations à l'œuvre dans la société. 

On pourrait aussi citer au titre des printemps de cet imaginaire, les hippies des années 60. Marqués par les camps et l’usage de la bombe, illustrant la capacité de l’Homme à créer un monde qu’il ne peut plus se représenter - sortes d’utopistes inversés selon le philosophe allemand Gunther Anders (1) -, ils tournèrent le dos au positivisme de l’après-guerre et, au son du flower power, firent du retour à la nature l’utopie d’une génération.

Retour à la nature millésime 2022 

Qu’a à offrir cette nouvelle édition du « retour à la nature » ? Il est aisé de voir dans sa réactivation, l’apparition d’un nouveau monde « nouveau ». Pas de grand ailleurs cette fois-ci, ni un regard dans le rétroviseur sur un monde marqué par la guerre et la violence sociale. Il s’agit plutôt de celui dépeint par le GIEC qui donne à voir une réalité déjà dystopique dès 2050 et qui fait dire de bon matin à notre cher Bruno Latour qu’il ne nous reste que 11 ans à vivre dans le monde tel que nous le connaissons (si le cœur vous en dit allez directement à la 24e minutes).  

Alors confronté.es à cette réalité et faute de ne pas savoir comment l’éviter, la volonté de certain.es « d’anticiper » un déclin en changeant d’ores et déjà de mode de vie s’entend amplement. 

Sous son apparente cohérence, cet imaginaire se nourrit de symboliques et de pensées diverses. Nous pourrions dresser à gros traits une gradation des figures de ce néo-ruralisme 2.0 selon deux axes : 

  • Le premier, celui d’un retour plus ou moins subi ou choisi, 
  • Le second serait celui d’un retour individualisé ou à visée sociale, collective. 

Le retour à la nature subi par le plus grand nombre, on le connaît. C’est celui qui abreuve les productions cinématographiques de SF faisant de la ville en pleine déliquescence où la nature viendrait reprendre ses droits, l’image d’Epinal d’une humanité payant le prix fort pour son hubris. On pourrait dire qu’il ne s’agit pas là du retour à la nature mais du grand retour de la nature sous la forme d’un châtiment quasi divin. Cette représentation se nourrit ni plus ni moins d’une vision dualiste traditionnelle d’une nature extérieure à l’Homme devant être domptée et qui, en cas de faiblesse, ne manquera pas de sanctionner la civilisation en question.

Une bonne connexion à la fibre et à la ligne TGV ont tôt fait de transformer la néo-ruralité en un pavillon avec jardin à Eden sur Mer.

Quant au retour à la nature individualisé et subi, il fait figure de petit nouveau. Il vient notamment s’incarner dans le ou la néo-rural.e tendance survivaliste qui, se préparant au pire, préfère prendre les devants à grands renforts de stages en pleine nature, d’investissements immobiliers sur des zones non inondables, loin des failles sismiques, peu exposées aux incendies et, tant qu’à faire, loin d’une centrale nucléaire. Là encore, la nature est une menace, et le ou la survivaliste de se transformer en risk manager» pour maximiser son confort de vie dans un « monde d’après » sauvage, dans la droite lignée Hobbesienne pour qui à l’état originel, « l’Homme est un loup pour l’Homme ». Telle est sa mission.

De l’autre côté de la flèche se trouvent celles et ceux opérant un retour choisi à la nature. De ce côté plus Rousseauiste, l’on voit deux figures bien différentes mais toutes deux fondées sur une remise en question du schisme entre nature et Homme.

Tout d’abord rencontrons les néo-hermites faisant de la nature une retraite pour se retrouver, seuls ou en famille. Pour eux le retour s’opère comme un mouvement intérieur. Il consiste en une quête de simplicité, d’un état premier, doublés des aspirations de notre temps. Là où Jean-Jacques Rousseau s’intéressait à la société du bon Sauvage, l’attrait de la nature se juxtapose ici avec une injonction au bien-être. Espace vert non pollué, quête du silence, du vrai noir, fin du stress des bouchons, l’état de nature constitue une promesse d’Eden pour les nerfs les plus sourcilleux. Enfin, dans un mouvement quasi oxymorique, ce retour se fait à grands renforts d’un appareillage technologique et sociétal rendant le saut dans le vide moins périlleux. Une bonne connexion à la fibre et à la ligne TGV, les deux mamelles de notre société contemporaine ayant érigé la connexion en valeur cardinale, doublée d’une politique de télétravail permissive, ont tôt fait de transformer la néo-ruralité en un pavillon avec jardin à Eden sur Mer. Pris en shot, il peut prendre la forme d’une tiny house.

Enfin notre dernier néo-rural.e constitue un expérimentateur plus total. Pour lui ou elle, le retour à la nature doit passer à la fois par un mouvement intérieur mais aussi par la déconstruction d’une approche politique traditionnelle. Pourfendre l’artificialité et livrer bataille contre les externalités négatives causées par notre monde, ne peut se faire sans questionnement de notre relation à la production, à la propriété privée, au temps et aux rapports de forces traditionnels. Ce mouvement protéiforme qui a gagné en visibilité aux travers des diverses ZAD qui ont marqué l’actualité, tant par leur caractère subversif que par la radicalité de la répression avec laquelle celles-ci ont été mises à mal, charrie son lot de penseurs et penseuses plus ou moins révolutionnaires. Certain.es le sont tout particulièrement comme Murray Bookchin, père du municipalisme libertaire, ou la fédération démocratrique du Rojava, d’autres plus policés gagnent en visibilité. Ainsi les plateaux et micros sont donnés à des tenants d’un retour à la terre plus massif, en témoignent les 35% de la population devant retourner aux champs selon les projections de Jean-Marc Jancovici, ou encore l’injonction à atterrir, et donc à retrouver la terre (mère) de Bruno Latour, qui a consacré pour des millions de Français.es l’expression de « monde d’après». Bref, une équipée des plus bigarrées qui ne manque pas de phosphorer sur les modalités d’un retour à la nature pris comme un tout, et où la dimension sociale devient prépondérante. 

Cet imaginaire du retour à la nature vit quand la voiture de notre civilisation passe de l’autoroute de la modernité à l’impasse qu’elle a elle-même créée.

Le retour du retour à la nature.

Deux choses à noter en guise de conclusion. La première, c’est la récurrence du regain de dynamisme dont peut faire l’objet cet imaginaire d’un retour à la nature. Du mythe du jardin d’Eden à nos néo-ruraux d’aujourd’hui, il va prendre différentes formes. Loin de nous l’idée que l’histoire se répète mais plutôt qu’elle va vivre des cycles, à chaque fois un peu pareils, à chaque fois un peu différents. Ce qu’on peut identifier c’est que cet imaginaire vit quand la voiture de notre civilisation passe de l’autoroute de la modernité à l’impasse qu’elle a elle-même créée. La vigueur de l'imaginaire étant proportionnelle à la taille de cette impasse. Cet imaginaire d’un « retour à la nature » va se charger des crises auxquelles il entend répondre. 

La seconde, c’est que la granularité des réalités que nous pouvons observer derrière ce relativement synthétique « retour à la nature » est sans commune mesure avec ce que nous avons pu observer par le passé. Chacun peut y trouver chaussure à son pied et il y a fort à parier que la grille de lecture proposée précédemment va encore évoluer dans les années à venir. A mi-chemin entre le symptôme d'une culpabilité toute humaine, celle d'avoir détérioré notre nature première, et la défausse mentale, faisant d'un utopiste « retour », un moyen d'éviter de penser une alternative positive, l’imaginaire du retour à la nature a de beaux jours devant lui.

(1) Gunther Anders définit notamment le « décalage prométhéen » comme ​​«l’a-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit». On se retrouve ainsi à créer des mondes sans savoir les penser, ce qui est l’inverse de l’utopie.

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Anaïs Guillemané Mootoosamy est directrice du planning stratégique et de l'innovation chez W.

Edwin Mootoosamy Guillemané est le fondateur de la société de production audiovisuelle Choses Communes.

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L’édito de la série « Les nouveaux imaginaires » est à lire ici

Le deuxième épisode de la série « Les nouveaux imaginaires » : L'effondrement, nouvelle fin du monde ?