Cette tribune a initialement été publiée dans le numéro de décembre 2015 de l'Expansion
Il n’a jamais été aussi facile de créer sa boîte, devenir freelance, ou gagner un peu d’argent en proposant une prestation via une plateforme d’intermédiation. A une époque où l’obtention d’un CDI ressemble de plus en plus à une loterie, on ne peut en vouloir à personne de chercher à développer sa propre activité professionnelle.
Sur le plan politique, on commence tout juste à s’en inquiéter et à questionner le modèle social et fiscal qui se dessine. Plus personne ne croit au fameux discours sur le “redressement de la courbe du chômage”, ni à la capacité des élus à créer des emplois.
En quelques semaines, les initiatives se sont accélérées : rapport Mettling sur le travail, rapport du Senat pour taxer les revenus générés sur les plateformes, mission de l’Inspection Générale des Affaires Sociales sur l’évolution du droit du travail, réforme du code du travail et création du CPA par Myriam El Khomri et lancement Nième une grande consultation nationale sur l’Economie Collaborative par l’Elysée. Petits soldats ou candidats à la fonction suprême, chacun se place et s’aventure dans un champ lexical qu’il ne comprend pas toujours, pour faire de la France le Champion Mondial de l’Economie Collaborative (sic!) : si on ne crée pas d’emploi, créons au moins de l’activité.
Mais à peine aura-t-on fini de réfléchir au statut des chauffeurs Uber et de leurs pairs - sont-ils des entrepreneurs, des salariés, des indépendants, des victimes ? - que l’avènement du véhicule autonome viendra clore le débat en renvoyant la plupart pointer chez Pôle Emploi. Les autres iront composer les bataillons de nouveaux prolétaires serviciels sur Handy ou Mechanikal Turk. Uber - qui travaille déjà sur son véhicule autonome - sera uberisé comme l’arroseur arrosé. Mais au fond, s’il est un drame pour l’emploi, ce n’est pas tant l’économie des plateformes que la recherche incessante de gains de productivité qui rend le travailleur chaque jour plus obsolète, car comparativement moins fiable, moins efficace, et moins rentable qu’une machine. Des centres logistiques Amazon aux usines Apple, ne restent finalement aux être humains que quelques tâches ultraqualifiées réservées à une élite, et des tâches abrutissantes dont le coût (financier ou social) est encore trop élevé pour le déléguer à une machine. Sombre tableau. Si l’économie de plateforme est un drame pour l’emploi, l’emploi n’était-il pas déjà un drame pour l’Homme ?
Ce qui nous pend au nez avec la digitalisation de l’économie, c’est la disparition de bon nombre de tâches qualifiées qui ne seront jamais remplacées. L'an dernier, une étude d’Oxford estimait qu’un emploi sur deux sera automatisable et disparaitrait d’ici 20 ans. Demain, un ordinateur apprendra assez rapidement la loi pour vous proposer du conseil juridique, faire votre comptabilité, le ménage, mais aussi le design de votre site web, écrire un article (ce qui se fait déjà), et une opération chirurgicale à coeur ouvert.
Nous vivons dans un système politique, social, économique et des repères de pensées littéralement hérités d’un autre siècle. L’emploi disparait, pas la production individuelle de richesse dont une large partie est captée par quelques firmes internationales au gré des informations qu’elles collectent sur nos comportements. Nous travaillons pour elles sans même s’en apercevoir. Ce qu’il faut définir désormais, c’est une nouvelle façon de distribuer cette valeur créée collectivement. L’emploi tel que nous l’avons connu est mort, et paradoxalement, jamais nous n’avions tant travaillé pour les autres.