Il en va du revenu universel comme d’une vague : après une période de relative accalmie, le sujet ressurgit de tous côtés au travers d’initiatives politiques éparses, de nouveaux rapports et de débats passionnés. Autant qu’une proposition politique radicale, il est une piqûre de rappel : au milieu des incertitudes sur le devenir de nos sociétés et les transformations du travail, tout n’a pas encore été essayé. Aujourd’hui, alors que la Finlande s’apprêterait à expérimenter un revenu universel, qu’une initiative populaire pour un revenu inconditionnel a depuis longtemps vu le jour en Suisse, et que le rapport sur les “Nouvelles trajectoires” du Conseil National du Numérique préconise de “clarifier et expertiser les différentes propositions et expérimentations autour du revenu de base”, il est grand temps de passer aux rayons X un projet bien plus subversif qu’il n’y paraît.
Mesure technocratique ou projet de société ?
Au-delà de la question du devenir de l’emploi salarié, et plus fondamentalement des métamorphoses du travail, la question première est à mon sens la suivante : le revenu de base peut-il constituer un projet politique à part entière, capable de fédérer autour de lui un mouvement transpartisan, ou du moins une alliance ambitieuse entre des citoyens de plus en plus méfiants envers ceux qui les gouvernent et des élites imperméables à toute idée vaguement radicale ? En d’autres termes, quelles seraient les conséquences de la politisation inévitable d’une idée trop souvent assimilée à une mesure exclusivement technique qui peut bien être cuisinée à la sauce de n’importe quelle idéologie ?
Plus on tardera à mettre en avant les différences fondamentales entre les propositions de revenu universel formulées par ces courants idéologiques distincts, plus difficile deviendra la mise en place d'un projet politique. Car la meilleure façon d’étouffer une réforme, c’est de mettre un point d’honneur à l'entourer d'un consensus bancal : elle sera alors timide, incohérente, inefficace, et à force de vouloir satisfaire tout le monde, elle décevra tout le monde.
D’ailleurs, comment une vision si radicale peut-elle mettre d’accord des politiques aussi différents qu’Alain Madelin et Bernie Sanders, des intellectuels aussi éloignés l’un de l’autre que Martin Luther King et Milton Friedman, des mouvements aussi divers que l’AIRE (revenu d’existence) et le MFRB (revenu de base) ? A l’origine de ce que la plupart de ses partisans voient comme un avantage certain - celui de rassembler ceux qui ne se ressemblent pas - il y a un impensé, un malentendu. Car il y aura bien un moment où il faudra débattre sur ce qui est trop souvent laissé de côté : montant, plan de financement, devenir de l’emploi salarié, distribution du capital, fiscalité.
Ce sont ces tensions implicites que je souhaite explorer. A mon regret, elles n’ont été soulevées qu’en filigrane lors de la conférence organisée par Gaspard Koenig du think tank Générations Libre le 4 février dernier. La réticence à dire tout haut les désaccords tacites était à mettre sur le compte d’une auto-censure évidente, tant les participants craignaient de briser un consensus transpartisan apparaissant comme inédit.
Pourtant, comme l’a exprimé avec force Benoît Thieulin, il y a au moins une raison cruciale pour qu’on se décide enfin à voir dans le revenu universel un projet politique sérieux. La transition technologique en cours détruit et continuera à détruire massivement les emplois qualifiés et, parmi le peu qu’elle crée (1), nombreux sont précaires (travail à la demande, digital labour, etc.). Si la question de la post-transition reste ouverte (création de nouveaux emplois ou substitution progressive des travailleurs par les algorithmes et les robots), dans un contexte où un fort chômage cohabite avec la précarisation des classes moyennes et un néo-salariat, aucune solution ne devrait être considérée comme trop audacieuse.
Le revenu universel pourrait bien être ce projet de société, à condition qu’on brise ce consensus de façade. Voici les cinq tensions qu’il est urgent d’aborder en vue d’un débat public véritable, car il ne peut et il ne doit pas y avoir d'accord politique autour d’elles :
- Le revenu universel suppose la primauté de l’équité et du social sur l’efficacité et l’économique
- Entre revenu de base et revenu d’existence, il existe une différence de nature
- Le revenu universel aura des effets désincitatifs nets sur le travail salarié (et c’est tant mieux)
- Besoins, passions, désirs : les besoins primaires sont une vue de l’esprit
- Le biais du "toutes choses égales par ailleurs" : distribution du revenu vs. distribution du capital
Le revenu universel suppose la primauté de l’équité et du social sur l’efficacité et l’économie
En dépit des divergences idéologiques, le revenu universel trouve un fondement moral commun chez tous ses partisans : il serait souhaitable de libérer l’humanité des besoins qui la maintiennent esclave du travail contraint sous toutes ses formes, et ce, quel que soit l’effet net sur la variation d’activité. Au contraire, pour ses détracteurs, un système d’incitations par la rareté, stimulé par la concurrence, serait la seule réponse valable à une espèce humaine par essence paresseuse et oisive. Du point de vue anthropologique, il en va de la question de la nature de l’homme : est-il un un homo economicus qui ne crée et produit que sous la pression du bâton (la compétition) ou la récompense de la carotte (revenu) ? Ou plutôt un animal social, mu non seulement par des intérêts simples mais aussi par les passions et désirs qui le poussent à créer, travailler, agir, indépendamment des incitations pécuniaires ?
Il est moralement souhaitable de libérer l’humanité des besoins primaires qui la maintiennent esclave du travail contraint sous toutes ses formes, et ce, quel que soit l’effet net sur la variation d’activité
Sur ce point, je suis pleinement du côté des partisans du revenu universel. Aucun système d’incitations à la croissance économique ne justifie qu’on laisse une partie toujours plus importante de la population subir une situation de précarité. Et on ne peut que reconnaître que cette posture est contraire à l’idéologie dominante du système capitaliste néo-libéral : les buts et les fondements du contrat social ne peuvent être subordonnées à des objectifs économiques (production et consommation) ou moraux (le travail comme correcteur des vices inhérents à l’homme).
Entre revenu de base et revenu d’existence, une différence de nature : mesure technocratique vs. modèle alternatif ?
On a raison d’insister fréquemment sur l’importance de la notion d’universalité : le droit inconditionnel à percevoir un revenu, ex ante, automatiquement et sans contrepartie, distingue radicalement le revenu universel des autres solutions telles que le revenu citoyen ou le revenu minimum sous conditions de ressources (notamment le RSA). En le détachant, de toute notion d’activité productive ou citoyenne, son impact sur les structures sociales est décisif. A l’inverse, les formes de revenu qui gardent un lien plus ou moins ténu avec la contribution à la production (quelle qu’en soit d’ailleurs la nature) conforteraient — voire renforceraient — un modèle social où le travail demeure la valeur morale, sociale et économique de référence.
Il est dès lors étonnant que la question du montant du revenu universel, ou plus précisément les différences entre le revenu de base et le revenu d’existence, ne fassent pas l’objet d’un examen plus approfondi. Lors de la conférence organisée par Génération Libre, un spectateur non averti aurait eu bien de la peine à comprendre qu’entre le LIBER à 450 € proposé par Koenig et Basquiat et l'allocation “aussi élevée que possible” d’un Van Parijs (cas de l’initiative populaire en Suisse qui propose un montant de près de 2 300 € mensuels), il y a une différence de nature, et non de degré. Le premier s'apparente davantage à une mesure technocratique tandis que le second est la brique d’un modèle de société alternatif.
Le revenu de base est une mesure technocratique tandis que le revenu d’existence est la brique d’un modèle de société alternatif
Un petit point explicatif s’impose. Partons de l’hypothèse que le financement de la mesure est neutre (ce qu’il n’est pas). Un revenu de base est calibré pour couvrir une partie des besoins seulement, disons une fraction des dépenses liées à la nourriture, à l’habillement, au transport, au logement, etc. Un revenu à hauteur de 400 euros ne permet pas à un individu de se libérer des besoins physiologiques, à la base de la pyramide de Maslow. De trois choses l’une : soit l’individu travaille par choix, soit il est contraint de travailler pour compléter son revenu, soit, s’il ne trouve pas de travail ou choisit de ne pas travailler, il réduit son niveau de vie de façon à n’avoir besoin d’aucun revenu supplémentaire. En d’autres termes, il se trouve confronté exactement à la même alternative que s’il n’avait pas de revenu de base. Par rapport à la situation actuelle où la plupart des modèles sociaux occidentaux possèdent déjà des filets de sécurité, le revenu de base ne change pas le système d’incitations et perpétue un statu quo. Sa vertu principale est alors, comme le soutient justement Basquiat, de rationaliser et rendre plus juste un système fiscal illisible et biaisé. Mais il ne s’apparente en rien à changement de paradigme : le travail salarié garderait à peu de choses près la même place qu’il a aujourd’hui.
A l’inverse, l’essence du revenu d’existence est de libérer l’individu du besoin de contracter un travail salarié pour vivre décemment. Seul un montant fixé de telle manière à ce que l’individu puisse effectivement refuser un travail sans risquer la précarité (éventuellement accompagné par des services publics complémentaires comme la santé et l’éducation) est susceptible de faire basculer nos sociétés dans un système où l’activité, la protection sociale et la production de valeur seraient détachées du salariat.
Le revenu universel aura des effets désincitatifs nets sur le travail salarié (et c’est tant mieux)
Bien que le revenu universel - et encore plus le revenu d’existence - implique que le souci d’efficacité économique soit subordonné à l’objectif d’équité sociale, c’est encore à l’argument d’efficacité que les partisans du revenu universel ont recours lorsqu’ils affirment qu’il n’aura pas d’effet désincitatif sur la propension d’un individu à travailler. Deux questions s’imposent : en fonction de ce qu’entend par la notion de “travail”, quels pourraient en être les effets ? Et si effet désincitatif il y a, est-ce une faiblesse ou bien au contraire une vertu du revenu universel ?
Si l’on entend par travail “travail salarié”, l’argument d’efficacité est fallacieux. En effet, l’un des principaux intérêts d’un revenu universel est qu’il est censé redonner un pouvoir de négociation aux travailleurs, leur permettant de refuser les conditions imposées par des “mauvais” employeurs qui cherchent à extraire un maximum de valeur à moindre coût. Mais qu’est-ce que le "mauvais" employeur, sinon la réalité du marché de l’emploi dans un contexte de fort chômage, l’employeur étant dans une position de force pour imposer ses conditions aux demandeurs d’emploi (à l’inverse d’une situation de plein emploi) ? Par conséquent, si le revenu universel réduit (revenu de base) ou supprime (revenu d’existence) le besoin d’accepter n’importe quel travail, et notamment les petits boulots de services (la gig economy), et en l’absence d’un effet de substitution immédiat par un travail plus qualifié et mieux payé, la désincitation macroéconomique au salariat sera bien réelle (2).Les postes qualifiés de “bullshit jobs” (ou “jobs à la con”) par David Graeber sont les premiers qui viennent à l’esprit : qui accepterait encore de bûcher jour et nuit pour un travail que l’intéressé considère lui-même comme totalement inutile à lui et à la société ?
Au sein même du salariat, il convient de différencier ce qui relève du travail contraint, sort des travailleurs précaires et peu qualifiés, du travail choisi, où l’incitation monétaire ne constitue qu’un des critères d’activité. Si le revenu universel devrait accroître la proportion du second par rapport au premier, le premier apparaît comme plus abondant sur le marché du travail que le second, du moins pour le moment (3). Dès qu’on sort de la définition du travail comme “salariat” et qu'on l'élargisse à toute activité productive ou créative choisie de façon autonome par des individus en fonction de leur vision propre de l’utilité du travail (4), il ne s’agit plus de mesurer des effets économiques, mais de changer de façon de se représenter nos sociétés. Dans ce cas, la notion étriquée d’incitation n’a tout simplement plus de sens.
Les partisans du revenu universel ont tout intérêt à agiter l’argument de l’absence de désincitation au travail afin de rassurer une frange conservatrice réticente à accepter la diminution inéluctable du travail disponible
En résumé, l’effet désincitatif sur le travail contraint est une mauvaise nouvelle pour ceux qui souhaitent perpétuer le salariat comme le système d’exploitation de nos sociétés, mais une excellente nouvelle pour tous les autres. Il faut choisir son camp. A défaut d’un revenu universel et tant qu’un choc économique d’ampleur ne viendra pas précipiter la crise décisive du modèle actuel, la précarisation des classes moyennes et la polarisation des emplois intermédiaires autour des jobs très peu qualifiés maintiendront le salariat sous perfusion (politique et psychologique).
Bien sûr, les partisans du revenu universel ont tout intérêt à agiter l’argument de l’absence de désincitation au travail afin de rassurer une frange conservatrice réticente à accepter la diminution inéluctable du travail disponible. Mais en choisissant la posture du déni, ils retardent chaque jour la prise de conscience que le revenu universel, loin d’être une simple mesure technique, entraînera bel et bien une transformation profonde de notre tissu social, tant du point de vue socio-économique que politique. Il ne reposera plus sur le travail salarié comme mode de production, d’intégration politique et d’organisation symbolique de la société. Pour le reste, toutes les portes sont ouvertes.
Les besoins primaires sont une vue de l’esprit
Ce scénario - le revenu universel préfigure un modèle social basé sur la contribution libre des individus à ce qu’ils considèrent en toute autonomie ayant le plus de sens pour eux, leur communauté ou la société - a tout d’une utopie sociale, voire de la pensée magique. A son fondement, un biais cognitif, la pensée statique : les conséquences du revenu universel sont mesurées à l’aune des structures actuelles, à savoir un échafaudage socio-économique reposant sur un système d’incitations par la contrainte et la compétition. Or, si le revenu d’existence précipite un changement des structures profondes de notre société, ses conséquences altéreraient l’environnement économique, social et culturel qui conditionne les décisions prises par les individus. L’un de ces changements majeurs serait ce qu’on met aujourd’hui sous la catégorie de besoins primaires.
L’utopie d’un revenu universel libérateur n’est envisageable que dans une société atomisée où les hommes n’auraient aucune propension à se comparer les uns aux autres
L’objectif de libérer l’humain de ses besoins primaires essentialise l’idée de besoins, comme si c’était un donné stable à travers l’histoire, et omet d’intégrer les désirs et passions dans ce que les hommes définissent eux-mêmes comme étant leurs besoins. Une telle définition objective n’est en réalité possible que si l’on place les hommes sous le voile d’ignorance, leur jugement n’étant pas obscurci par les désirs mimétiques, la rivalité et de domination, à l’origine de la montée aux extrêmes des désirs. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour le revenu universel. D’une part, dès lors que tout le monde pourra accéder aux biens et services qu’on considère aujourd’hui, en France, comme primaires (logement et santé compris), les hommes voudront plus : par conséquent, le travail, l’activité et la production ne seraient pas in fine découragés, la course à l’infini dans un monde fini pourra reprendre son cours. D’autre part, il est illusoire d’espérer que le revenu universel apaise les individus et les incite à se consacrer à des buts et activités désintéressés (la création, la politique, la communauté, etc.), puisqu’après un temps d’adaptation, les hommes ne manqueraient pas de repartir à la chasse aux nouveaux “besoins” qui ne seraient pas couverts par le revenu universel. La boucle de la production et de la consommation pourrait ainsi recommencer en dépit du revenu universel.
L’utopie d’un revenu universel libérateur n’est envisageable que dans une société atomisée où les hommes n’auraient aucune propension à se comparer les uns aux autres. Il n’existe rien de tel qu’une universalité des besoins : penser le contraire a été l’une des erreurs principales de l’idéologie communiste, qui, au contraire de la pensée de Marx qui laissait toute sa place au travail des passions et de l’imagination, a cru pouvoir sans conséquence loger tout le monde à la même enseigne. En URSS, chacun avait le droit à un certain nombre de mètres carrés en guise de logement, modulés en fonction des statuts ; un jean Levis et une voiture personnelle n’étaient a contrario pas considérés comme des besoins primaires, donc prohibés ou réservés à la nomenclatura. Évidemment, tous ces désirs trouvaient un débouché par la grâce de la corruption et du marché noir. Plus tard, on vit avec quelle avidité toute une nation se jeta sur les voitures, les magnétoscopes, les téléviseurs couleur, les dollars et d’autres biens et services depuis longtemps considérés comme “basiques” par tout Européen moyen.
Le biais du "toutes choses égales par ailleurs"
Le dernier aspect problématique - et pas des moindres - est que le revenu universel est souvent présenté comme une solution valable "toutes choses égales par ailleurs", à savoir montant (abordé plus haut), financement, évolution des autres politiques fiscales et, surtout, nature des rapports de production. On est alors souvent confronté à des formules du type "quant au montant, il devra être déterminé démocratiquement par le Parlement suite à un débat public" ou encore "la question du financement ne saurait être abordée dans cet argumentaire technique et relève d’un choix politique". Quant à la question de la distribution du capital et des moyens de production, ainsi que le devenir du secteur financiers - qui expliquent pourtant en partie de la montée des inégalités et de la précarité qui ont remis le revenu universel au goût du jour - ils sont presque toujours traités comme une ambition politique entièrement indépendante du revenu universel, ce qui revient à le repousser dans la catégorie des mesures économiques techniques, lui déniant tout rôle dans la mise en place d’un modèle alternatif.
La question des rapports de production, et plus précisément la distribution du revenu versus distribution du capital, mérite une attention particulière. Il existe schématiquement deux bornes extrêmes à une théorie de la distribution : d’une part, le fervent partisan du néo-libéralisme postule que la libre distribution des capitaux par le marché ne doit pas être contrariée par une intervention étatique, seule une fiscalité corrective pouvant être mise en place afin d’assurer un filet de sécurité aux “ratés” du marché. A l’autre extrémité, on retrouve les tenants d’une redistribution a priori du capital, c’est-à-dire d’une socialisation des moyens de production. Si la filiation de ce courant remonte à Marx, il a été largement repensé par les intellectuels des communs (Elinor Ostrom), du capitalisme distribué (Michel Bauwens) et plus récemment du coopérativisme de plateformes. En philosophie politique, c’est Hayek vs. Marx. En politique tout court, c’est la droite vs. la gauche.
En omettant la question de la redistribution des moyens de production, le revenu universel légitimerait voire prorogeraitle statu quodu capitalisme financier
Revenons au revenu universel. Il paraît naturel que ce spectre se retrouve transposé d’une façon ou d’une autre dans le champ théorique du revenu universel. Ce n’est pourtant pas le cas, pour deux raisons principales. Premièrement, comme l’indique son nom, le revenu universel consiste à redistribuer le revenu et le revenu seul, pris comme un flux ex post (même si la redistribution elle-même intervient de façon inconditionnelle et ex ante). Deuxièmement, et de façon plus importante, même la frange gauche des partisans du revenu universel souhaite dépasser l’obsession marxiste d’un conflit irrémédiable entre le capital et le travail, ce qui les conduit parfois à jeter la question des rapports de production avec l’eau du bain. La redistribution du capital se ferait progressivement : si tout le monde bénéficiait en effet d’un flux prélevé en partie ou en totalité sur les produits du capital, la distribution du revenu ne conduirait-elle pas à un rééquilibrage progressif du capital existant et la captation bien plus égalitaire du capital nouvellement créé ? L’idée est séduisante, mais la redistribution du capital via le revenu universel prendrait des siècles (5). C’est pourquoi les théoriciens des communs et du coopérativisme voient le revenu universel d’un œil sceptique ou carrément hostile : en omettant la question de la redistribution des moyens de production, il légitimerait voire prorogerait le statu quo du capitalisme financier.
Il y a un pas à faire des deux côtés. Le revenu universel n’est pas une machinerie néo-libérale conçue pour maintenir des travailleurs enivrés par un flux régulier d’argent gratuit dans les filets de l’ultra-capitalisme. La redistribution du capital n’est pas la seule et unique solution pour une transition vers un modèle social plus équitable. Cette dernière peut même paver le chemin le plus direct vers l’enfer, comme l’a montré l’expérience post-soviétique de la privatisation et de ses “vouchers” désormais célèbres pour avoir donné naissance en un rien de temps au capitalisme le plus sauvage et criminel que l’Europe ait connu.
Parce qu’elles touchent au cœur des problématiques théoriques et politiques du revenu universel, ces tensions devraient donner lieu à une prise de position honnête à la fois du côté des spécialistes du revenu universel et des politiques. Le prix à payer sera la fin du consensus par défaut autour du revenu universel, consensus qui lui est en vérité hautement toxique. Si l’on souhaite qu’il sorte une fois pour toutes des cartons idéologiques et entre sur la scène politique française, il faudra, lui-aussi, l’achever.
Notes :
- Dans le secteur privé marchand, la France, avec 57 000 emplois créés entre mi-2013 et mi-2015, est bien derrière les autres pays de la zone Euro, notamment l’Allemagne qui en a généré 482 000 et l’Espagne 651 000.
- Il n’est pas innocent que les pays qui ont un filet de sécurité « inconditionnel » qui s’apparente en partie au revenu universel (à l’instar du RSA en France) aient un taux d’emploi relativement faible par rapport à ceux qui n’ont aucune protection, ou une protection de type assurantielle intimement liée au salariat (voir ce graphique de l’OCDE).
- Dans la seconde enquête de Capgemini sur les Français au travail, près de 60% des salariés déclarent en 2014 que le mot qui correspond le plus à leur représentation du travail est “gagne-pain” (+11 points par rapport à 2007).
- Une démonstration limpide de cette idée dans cet article fondateur de 1996 de Jean-Marc Ferry.
- A considérer le rapport du stock de capital sur le revenu national (5 ou 6, selon Piketty) et sachant que la fiscalité n’entame pas le stock et porte uniquement sur le revenu des capitaux, la possibilité d’une telle redistribution devient franchement hypothétique.