Liberté, égalité, neutralité : pour que perdure la devise du Net

Il y a 10 ans, à l’occasion du Grenelle de l’Environnement, le gouvernement français annonçait la mise en place de l’écotaxe, afin que les poids lourds, considérés comme les responsables de la détérioration rapide des routes nationales et départementales, contribuent à leur entretien. C’est exactement pour les mêmes raisons, qu’aujourd’hui, les principaux fournisseurs d’accès à Internet réclament la fin de la neutralité du Net, pour que les principaux pollueurs paient. Et l’acte I de cette partie s’est joué aux Etats-Unis, il y a un mois, lorsque la commission fédérale des communications (FCC) a déclaré la fin de la neutralité du net.

La neutralité du net : qui doit payer ?

La neutralité du net est un principe de gouvernance du réseau Internet qui promeut un principe d’égalité sur le réseau. Sans aucune discrimination possible, toutes les données sont autorisées et traitées de la même manière sur le réseau. Cela se traduit en 3 points :

  • On ne peut pas donner la priorité à certaines données par rapport à d’autres. Impossible, au nom de la liberté d’expression, de censurer ou déformer la réalité représentée par Internet.
  • On ne peut pas sciemment ralentir des sites web ou des applications pour en favoriser d’autres.  
  • Pour une même qualité de réseau, les utilisateurs paient le même prix.  

Depuis 25 ans, le principe de la neutralité du net a garanti un accès libre et identique à des milliards d’internautes, quelle que soit leur utilisation, quels que soient les services consommés, quel que soit leur pays (enfin presque, puisqu’il n’en va pas de même en Chine par exemple). Lors des dix dernières années, des startups, devenues aujourd’hui des poids lourds du web (Youtube, Netflix, Facebook, et autres Spotify), en ont profité pour déployer des services bénéficiant de l’amélioration constante des infrastructures. Alors que leurs bénéfices s’envolent (jusque dans les paradis fiscaux), les profits des fournisseurs d’accès à Internet et les opérateurs de télécommunications ne cessent de chuter, que ce soit à cause des énormes sommes nécessaires à l’entretien et l’amélioration du réseau ou de la guerre des prix et de la concurrence. La situation devient même intenable pour une entreprise surendettée telle qu’Altice, qui aurait intérêt à donner la priorité sur ses réseaux câblés (Numéricable en France, Cablevision aux Etats-Unis) et mobiles (SFR en France) aux contenus produits par ses médias propriétaires (incluant aussi bien des chaines de télévision BFM et SFR Sport, ou ceux avec lesquels elle a passé des accords (Disney, NBCUniversal). Elle vient d’ailleurs d’annoncer la séparation de ses activités en Europe et aux Etats-Unis.

Le coût du capital est donc l’argument des opérateurs qui militent pour assouplir la neutralité du net. D’autant plus que pour financer les infrastructures du réseau, les autorités publiques ont choisi de libéraliser les marchés détenus historiquement par des opérateurs étatiques, avec deux politiques de régulation très différentes de part et d’autre de l’Atlantique. En Europe, les lois successives ont obligé les opérateurs historiques à séparer les activités de réseau et d’exploitation du réseau (dans l’énergie, les transports, et donc les télécommunications). Les opérateurs, bien que concurrents, collaborent, utilisent les réseaux des uns et des autres pour acheminer les appels de leurs clients, et louent même à des opérateurs virtuels la capacité qu’ils n’utilisent pas. Baisse des prix, baisse des marges, et hausse des licenciements, sont désormais le quotidien des opérateurs européens.

Aux États-Unis, la régulation a abouti à une situation très différente, puisque la concurrence a incité les opérateurs à construire plusieurs réseaux parallèles, souvent exclusifs et donc coûteux à entretenir. Malgré des revenus par client 3 à 4 fois supérieur qu’en Europe, ils sont aujourd’hui surendettés, et on assiste à des tentatives de concentration entre opérateurs et producteurs de contenus.

En abrogeant la neutralité du net, les autorités américaines ont donc choisi d’offrir une troisième voie aux opérateurs : la possibilité de faire payer plus aux fournisseurs d’accès à internet en fonction de la donnée qui passe par le réseau. Suivant  la logique du pollueur-payeur, on comprend donc que les opérateurs de télécommunication et fournisseurs d’accès à internet demandent à ce que les gros consommateurs du réseau contribuent à hauteur de leur consommation.

Neutralité, liberté d’entreprendre et capitalisme : la vraie question démocratique

Si Internet a permis à une vague d’entrepreneurs de voir le jour, c’est grâce à la neutralité du net. 

Car en réalité, la question de la neutralité du net et des réseaux en général cache des questions plus profondes et complexes que le simple coût du capital : l’égal accès à la connaissance, l’interconnexion entre infrastructures, services et citoyens, et donc, la réelle liberté d’entreprendre. Pour ce faire, l’accès à Internet doit devenir une commodité. Et c’est plus facile de s’en assurer lorsque le réseau est un commun, que lorsque les couches de réseaux parallèles et concurrents se multiplient. Pourquoi ?

Parce que les fournisseurs d’accès mutualisent leurs efforts en contribuant à un réseau global, complet et distribué également sur le territoire. C’est exactement l’idée du Plan France Très Haut Débit qui vise à couvrir l’intégralité du territoire avec du Très Haut Débit. L’État et les opérateurs privés sont incités à investir conjointement dans des infrastructures que nous pourrions qualifier d’intérêt général.

Parce que quand le réseau est un commun, il coûte in fine moins cher et bénéficie à toutes ses parties prenantes, des investisseurs aux utilisateurs. C’est ce qui a permis à des millions d’entrepreneurs à travers le monde de monter leurs projets, associations ou entreprises. On retrouve certes une certaine endogamie chez les entrepreneurs du web, notamment en France. Mais la neutralité du net, appuyée par une démocratisation des technologies du numérique, et d’un véritable travail d’accompagnement et de pédagogie de toutes les populations (qui manque cruellement aujourd’hui, malgré le travail d’activiste de terrain), est garante de la biodiversité de l’écosystème entrepreneurial . D’ailleurs, une étude menée par Stripe en 2016 montre que le coût moyen pour lancer sa startup a été divisé par 1000 depuis l’an 2000, passant de 3,3 millions d’euros à 3200 euros. Avec la révolution du cloud mais sans neutralité, au fur et à mesure de la croissance des sites web et des applications, il aurait fallu négocier avec chaque opérateur et payer une surtaxe de charge pour le trafic généré. A ce jeu-là, on comprend bien que l’on aurait un internet et un écosystème du numérique encore plus élitiste qu’aujourd’hui.

Certains défendent la neutralité du net au nom du droit à la concurrence. Or, on l’a bien vu, c’est la concurrence qui a conduit, grâce à un contexte politique favorable, à l’abrogation de la neutralité du net. Ou dans un tout autre registre, à la dégradation accélérée du réseau ferroviaire en Grande-Bretagne. Il faut donc aller plus loin.

Pour les utilisateurs, les opérateurs la liberté d’entreprendre, et donc pour la neutralité et l’égalité d’accès aux réseaux, nous devons aller plus loin, afin de penser et favoriser la mutualisation des infrastructures et leur libre exploitation. Et pour cela, dans la lignée des réflexions autour des communs, il nous semble que la solution doit passer par un nouveau contrat social sur la propriété des réseaux, où l'on passerait d’une propriété privée à une propriété mutualisée, seule garantie qu’Internet puisse bénéficier à toutes et tous.