L'ivresse de la sobriété

LES NOUVEAUX IMAGINAIRES. Episode 5. De quelle sobriété est-il question, quand les appels à la sobriété se multiplient à droite comme à gauche ? A quelles idées renvoie ce concept qui n'est pas si récent qu'on le croit ?

Cet article s’inscrit dans la série Les nouveaux imaginaires, une série qui invite à décrypter nos imaginaires d'aujourd'hui et d’hier.

Passer de gauche à droite c’est la trajectoire du succès pour une idée. Que rêver de mieux lorsqu’on porte une idée dans les franges militantes d’une gauche d’action que de voir cette idée reprise par la droite républicaine ? C’est ainsi : pour transformer durablement le paysage politique, et la société qui va avec, une idée doit faire des émules diront certains, être récupérée diront d’autres.

Notre sujet du moment - la sobriété - fait partie de ces idées qui balaient tout l’échiquier politique et font mouche. Eh oui, force est de constater que ce terme ne sort pas de la cuisse de notre Jupiter national. Quand, en 2010, Pierre Rabhi écrit “Vers la sobriété heureuse” pouvait-il seulement imaginer que le titre de son livre aurait pu, douze ans plus tard, être celui d’un programme politique du président de la république -hashtag en sus-? Que le MEDEF puisse argumenter qu’une entreprise est, par nature, sobre ?

De Pierre Rabhi à Emmanuel Macron

Pour mémoire, Pierre Rabhi, c’est cette figure tutélaire du mouvement des Colibris qui prône un retour à la terre par l’agroécologie. Malgré une individualisation, et donc une sorte de dépolitisation, de la question écologique, des propos discutables sur la place des femmes, sur les homosexuels et le caractère pseudo-scientifique de ses travaux- déjà critiqués en son temps par René Dumont - force est de constater que le "paysan-philosophe" aura porté sa parole au delà des sphères militantes habituelles. On se souviendra, par exemple, d’Edouard Philippe le citant en maître à penser pour promouvoir son plan anti-gaspillage.

En 2022, alors que l’hiver pointe, la sobriété est de tous les rapports, tous les plans, tous les projets de loi, toutes les conférences de presse. Que le politique fasse son beurre sur le dos d’un terme existant à défaut d’un néologisme n’est pas nouveau. Pourtant, occurrence de l’emploi ne fait pas puissance de la pensée ni de sa trace laissée. 

Dès lors, si l’on constate les dévoiements dont l’idée de “sobriété” fait l’objet, on est en bon droit de se demander quelle sera la profondeur du champ applicatif de ce « terme aveugle » mobilisé avec la plus grande cécité historique et idéologique possible. Comme toujours, pour mieux comprendre la sobriété d'aujourd'hui, encore faut-il mieux comprendre celle d’hier.

La sobriété, vertu des Anciens 

Commençons par le début. Pour beaucoup de philosophes grecs, la modération était une des valeurs cardinales. La devise “Rien de trop”, attribuée à  Solon, l’un des fondateurs de la démocratie, a d’ailleurs été inscrite sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes. Selon cette maxime, c’est par la modération que nous sommes censés découvrir le grand ordonnancement du monde. 

Cette idée sera au centre d’un courant philosophique à part entière, le stoïcisme, dont les grands principes sont exposés dans le Manuel d' Epictète ou encore dans les “Pensées pour moi-même” de l’empereur philosophe Marc Aurèle. Ceux-ci prônent une forme d'ascèse que l’on pourrait résumer par la célèbre citation d’Epictète : “La fête a une fin”. Il s’agit, en substance, de placer la vertu en valeur cardinale et de ne pas se laisser guider par le désir du plaisir ou la peur de la douleur.

La modération dans son ensemble était une vertu frappée du sceau du bon sens dans des sociétés qui « pour répartir des sources d’énergie peu abondantes, gérer la pénurie pour se chauffer, s’alimenter, se déplacer, ou produire des biens » devaient appeler à une forme de tempérance rappelle l’historien des techniques François Jarrige. En somme, forts d’un certain pragmatisme quant à la vie humaine et notre monde, les Anciens faisaient contre mauvaise fortune bon gré, érigeant la tempérance en vertu suprême.

"La sobriété, sans l’égalité, c’est de l’austérité pour les plus pauvres"

La modernité ou quand “les vices privés deviennent vertu publique” 

C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle, l’écrivain Bernard Mandeville résumait le principe d’une bonne régence de la société, faisant de la quête immodérée des plaisirs individuels le succès de la prospérité du plus grand nombre. Avec les débuts de la modernité, la question des limites n’en est plus une. Au contraire, les techniques formidables que l’on développe alors laissent à penser que tout est possible, que l’abondance est à portée de main. 

C’est même, d’après le philosophe Pierre Charbonnier, sur la base de ce principe d’abondance que nos démocraties modernes nouent leur pacte social. Les citoyen·nes se voient promettre une abondance matérielle en échange d’une liberté rabougrie régie par une démocratie représentative, qui donne le pouvoir uniquement à certain· es par l’entremise du vote. Le pacte, une fois scellé, semble être à sens unique. Moins l’abondance est effective, plus nous sommes à même de sacrifier nos libertés - et notre discernement - sur son autel. Le piège se referme ainsi sur des démocraties qui ne peuvent tenir la promesse fondatrice d’abondance.

De “la fête a une fin” à “la fête est finie”

Aujourd’hui, la limite de cette pensée de l’abondance ne peut plus être évitée. Confronté·es à la finitude de notre monde, aux impasses et impensés de la "modernité", on passe du “la fête a une fin” d’Epictète à “la fête est finie” d’Orelsan.

Endeuillé·es du principe d’abondance, quel monde reconstruire ? C’est ainsi que se voit convoquée la sobriété. 

Le terme, qui qualifie l’inverse de l’état d’ébriété, c’est-à-dire une pleine possession de ses moyens grâce à un esprit de mesure, a de quoi interroger. La concurrence sémantique était pourtant rude ! La décroissance était elle aussi dans les starting blocks, portée aux nues entre autres par Jean-Marc Jancovici ou encore le GIEC. La frugalité aurait pu couper dans le virage tandis que la modération était au coude à coude. Quant à la tempérance, partie du fond des âges, elle véhicule sans doute trop de valeurs chrétiennes pour pouvoir espérer terminer bien placée. Ainsi, c’est bien la sobriété qui a raflé tous les lauriers.Les raisons du succès ? Elles sont faciles à deviner. La sobriété ainsi mobilisée a pour vertu de rendre vertueuse -justement- la modération, l’austérité. Elle relève de la morale individuelle, de l’éthique, dénonçant à rebours un comportement d’immodération que l’on ne pourrait que reprocher aux individus. Elle induit un changement de qualité et jette un voile pudique sur la question de la quantité que l’indécente décroissance révèle au grand jour. D’ailleurs Elisabeth Borne est catégorique sur le point : “La sobriété énergétique, ce n'est pas produire moins et faire le choix de la décroissance”.

Si mettre un pull à col roulé peut être perçu comme un acte de sobriété, est-ce toujours le cas si celui-ci a été produit à l’autre bout de la planète avec des matériaux énergivores et est voué à être démodé et jeté un an plus tard ?

La sobriété, quelle sobriété ?

A l’heure actuelle, la définition de la sobriété est de moins en moins partagée. Est-ce une série de petits gestes et leurs injonctions culpabilisatrices ou est-ce la promesse, aux accents révolutionnaires, d’une autre société qui met à mal la dissociation moderne : nature vs. culture ? Est-ce une façon de passer l’hiver à moindre coût à une époque où l’on attaque les gazoducs, ou est-ce un rapport de force politique qui se bâtit sur le long terme ?

Quoiqu’il en soit, c’est flou, et quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup. Dans notre cas, il n'est pas bien difficile à débusquer :  la sobriété, sans l’égalité, c’est de l’austérité pour les plus pauvres - comme a pu le dire l’économiste Maxime Combes. On ne peut collectivement pas mettre en place des politiques de sobriété sans politiques d’égalité - ou a minima qui luttent contre les inégalités. Sans cela, la “sobriété” telle qu’employée relève de la “chasse au gaspi” qu’avait lancé Valéry Giscard d’Estaing en 1979 en plein choc pétrolier. En somme, elle tente de traiter un enjeu systémique par une politique transitoire, individuelle, qui tourne court dès les beaux jours revenus. 

Or à ce jeu du sobre ou pas sobre, personne ne semble être dupe. Car si mettre un pull à col roulé peut être perçu comme un acte de sobriété, est-ce toujours le cas si celui-ci a été produit à l’autre bout de la planète avec des matériaux énergivores et est voué à être démodé et jeté un an plus tard ? Comment distribuer les bons points de sobriété quand plus rien ne semble sobre “by-design” ?

Sobriété x Changement climatique = Inégalités au carré

Derrière l’injonction à la sobriété, c’est donc la question de la justice et des inégalités qui est soulevée. Il ne peut y avoir de justice climatique sans justice sociale. Mais comment rendre ces grands poncifs opérants ? Il faut sûrement, comme a pu le faire Paul Magnette dans “La vie large”, aller à un niveau de granularité plus fin. Qu’entendons par inégalités dans ce cas ?

En premier lieu, nous ne sommes pas égaux face aux responsabilités. Les niveaux d’émission des gaz à effet de serre sont directement corrélés au niveau de richesse, que ce soit entre les nations ou entre les groupes sociaux. Inégalités d’exposition ensuite, rien de nouveau sous le soleil : les plus pauvres, du fait qu’ils ont moins de marge de manœuvre pour choisir leur lieu de vie, sont plus exposés aux effets du changement climatique. Dans un mouvement symétrique, inégalités d’accès : les plus riches vont bénéficier plus facilement d’un environnement plus sain. Et, enfin, une inégalité transverse aux précédentes, l’inégalité de participation, les nations et groupes sociaux défavorisés sont moins représentés dans les instances médiatiques et politiques qui portent des sujets et décident des politiques.

Si rien n’est fait, ces différentes inégalités vont avoir la fâcheuse tendance à se renforcer les unes les autres. Pour sortir de cette ornière, le bon sens voudrait que l’on demande aux plus responsables de prendre plus de responsabilités. Mais il y a autant de modes de calcul des responsabilités qu’il y a de responsables, et le problème reste entier.

Soyons sobres sur la sobriété

Puisque ce qui nous reste, ce sont les mots, prenons-en soin. Il  nous faut être sobres dans l’utilisation de la sobriété pour que celle-ci soit efficace. 

La démocratie, c’est le soin apporté aux mots, comme a pu le dire Cynthia Fleury. C’est le choix, collectif, de ne pas choisir la violence comme moyen de résolution des conflits mais bien le dialogue. C’est en cela que le sens des mots que l’on utilise dans la sphère publique à un poids d’autant plus important. Dévoyer le sens d’un terme, comme celui de la sobriété, ce n’est pas seulement tromper son auditoire, c’est aussi contribuer à la défiance que l’on peut avoir dans le dialogue comme moyen de résolution des conflits et, in fine, en la démocratie.

Si l’on devait ouvrir des perspectives pour ce mot sans le vouer aux gémonies ni l’ériger en motto impensé, alors devrions-nous adresser la nécessaire réciprocité des sobriétés entre individus et système, ainsi que la proportionnalité des efforts consentis en fonction des responsabilités et risques courus par chacun·e. Enfin pourrait s’ouvrir la question bien structurelle et non contextuelle d’un nouveau pacte social - non plus fondé sur le mirage de l’abondance mais sur une pensée du suffisant, dont André Gorz notamment faisait l’éloge. 

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Anaïs Guillemané Mootoosamy est directrice du planning stratégique et de l'innovation chez W.

Edwin Mootoosamy Guillemané est le fondateur de la société de production audiovisuelle Choses Communes.

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L’édito de la série « Les nouveaux imaginaires » est à lire ici

Le premier épisode : Le retour à la nature 

Le second épisode : L’effondrement, la nouvelle fin du monde ?

Le troisième épisode : Travailler pour se réaliser ?

Le quatrième épisode : L’impact, une politique de l’impuissance ?