Peut-on vraiment se passer de représentation au 21e siècle ?

ENTRETIEN avec Jacopo Bodini. A l’heure des réseaux sociaux et des tentatives de démocratie participative ou directe, peut-on vraiment se passer de représentation ? 

Cet article a été rédigé suite à l'événement Croyances numériques organisé par le Collège des Bernardins et Ouishare le 26 janvier 2022

Quel constat posez-vous sur la démocratie représentative ?

Jacopo Bodini : La démocratie représentative souffre désormais d'une profonde désaffection. En faisant un parallèle avec l’histoire de l’art, on pourrait  même parler d'une « crise de la représentation », ici conçue comme la délégation à une figure politique d'un pouvoir relativement trop important, dans lequel l'on se sent trop peu impliqué. Ce modèle renvoie au passé, il n'inspire plus confiance.

La représentation implique des rapports de force se déclinant comme une soumission de ce qui est représenté (l’objet) à celui qui représente (le sujet).

Comment l'expliquer ?

J. B. : L'étymologie allemande du mot représentation peut nous aider à mieux comprendre ce qui se joue dans ce phénomène. Représenter signifie poser en face. Ainsi, la représentation inaugure une structure de séparation et renvoie à quelque chose d'autre. Ce qui représente n'a pas en lui-même de raison d'être. Cette compréhension de la représentation est très forte dans la peinture classique, dans laquelle l'essence du tableau ne réside pas dans ce qu'il est, mais dans la scène qu'il représente. Une telle posture implique également des rapports de force, qui se déclinent comme soumission de ce qui est représenté (l’objet) à celui qui représente (le sujet). Vers la fin du 19e siècle, la peinture a été traversée par ce que le philosophe Lyotard appelait un « principe de déreprésentation », qui remettait en question ce système de vision et de représentation du monde, y compris dans ses rapports de force. A partir de Cézanne, cette critique a donné lieu aux avant-gardes et à la peinture contemporaine. La crise de la démocratie représentative aujourd’hui semble faire écho à cette crise dans la figuration, sauf qu’à la différence de l’art, la politique n’arrive pas encore à produire des alternatives convaincantes. 

La politique, ce n'est pas une somme d'individus ! 

Que produit aujourd’hui cette crise de la démocratie représentative ?

J. B. : Notre époque est fortement caractérisée par une sorte d’idéologie de la transparence, telle que chaque intermédiation est perçue comme suspecte, nous éloignant d'une forme d'authenticité et donc de vérité. Nécessairement porteuse d'opacité, toute forme de médiation doit être éradiquée. Les outils numériques permettent alors de penser des manières de gouverner plus directes, paradoxalement perçues comme immédiates. Ainsi fleurissent d’un côté des initiatives de démocratie participative et directe, dans lesquelles chacun a le droit et le pouvoir de donner son avis et de participer comme jamais auparavant. Mais en même temps, des pratiques d’e-governance voient le jour, qui semblent aller dans un sens opposé. Dans les deux cas sont engendrées des idéologies politiques qui prétendent que la médiation numérique employée pour exercer l’action politique n’existe pas. Dans le cas du politicien qui utilise les réseaux sociaux pour communiquer « directement » avec les citoyens, on oublie – ou bien on refoule – toute une série de médiations qui, bien que transparentes, restent présentes et agissent sur la communication. Or le problème n’est pas la médiation en soi, mais le fait de la nier, parce que cela nous empêche d’en étudier de manière critique les conditions de possibilité, et éventuellement d’agir sur elles – en tant que conditions de possibilité de notre vie politique. 

L’individualisation extrême de cet échange supposé direct produit des opinions exaltées, exprimées par des individus hypertrophiés. Évidemment, il est fondamental que tout le monde ait la possibilité de s'exprimer, mais à un moment donné, lorsqu’on peut construire un terrain commun, il faut aussi que quelqu'un puisse parler pour un nous. La politique, ce n'est pas une somme d'individus ! Le problème de la socialisation du numérique est donc cette incapacité de créer un collectif qui soit plus qu’une somme d’individus, de profils, de données. 

Que préconiseriez-vous ?

J. B. : Il faudrait penser ensemble des nouveaux corps intermédiaires dans lesquels on peut avoir confiance. Ces corps intermédiaires ne seraient pas issus d’une logique représentative,  mais plutôt d’une logique collective et transindividuelle. Il ne s’agirait pas, alors, de déléguer à un représentant qui parle pour moi, mais de se sentir partie de quelque chose qui parle aussi à travers moi. En ce sens, les citoyens deviendraient ainsi partie d’un processus de médiation.  

Aujourd'hui, le défi consiste donc à construire des outils numériques et politiques qui permettent au soi de s'exprimer, mais aussi qui permettent à l’individu de devenir collectif, au sein de corps intermédiaires qui dépassent les logiques individuelles et identitaires. Au lieu de dissimuler, voire d'évacuer, les liens qui nous relient les uns aux autres, il nous faut développer des outils de médiation humaine et technologique. Car tout est médiation, dans le monde humain comme dans le monde numérique !

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Docteur de recherche en Philosophie et chercheur postdoctoral à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Jacopo Bodini fait partie du département « Humanisme numérique » du Collège des Bernardins à Paris. Ses recherches, développées dans sa thèse et dans plusieurs articles scientifiques, portent sur l’esthétique des médias, la philosophie de la technologie et la philosophie des émotions. Elles explorent de manière transdisciplinaire les relations contemporaines entre les écrans (de l’écran du cinéma à l’écran du smartphone), le désir et les affects. Ses intérêts plus récents se concentrent sur la dimension sonore de nos expériences numériques, avec deux focus principaux : la voix et l’immersivité.

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