To trust or not to be: comment éviter la tragédie de la transparence totale ?

Être digne de confiance - et donc faire preuve de transparence - serait-il devenu obligatoire pour exister sur Internet ? C’est ce que semble signifier l'émergence des nouveaux acteurs du réseau des réseaux où les activités humaines transitent de plus en plus.Article initialement publié sur le blog Droit du Multimédia et de l'Informatique.

Aujourd’hui nous nous notons sur eBay, nous nous likons sur Facebook. Nos interactions en ligne font désormais partie de l’économie de l’attention. Demain la plupart de nos activités feront sans doute fait l’objet de commentaires, de notations ou d’autres formes d'évaluation de contributions. Ces interactions posent les questions de l’identité de nos interlocuteurs, ainsi que de la confiance que l’on peut leur accorder. Pour utiliser Internet, nous avons besoin de confiance ! D’ailleurs une loi essentielle en France n’est autre que la LCEN (Loi pour la Confiance en l’économie numérique). Nom qui cherche à rassurer les internautes ? Méthode Coué ? Peut être. En tout cas, cela pose l’importante question de l’encadrement juridique nécessaire pour promouvoir la confiance sur les réseaux. Comme l’intitule Rachel Bostman dans son dernier TED talk :

The Currency of the new economy is trust

La Trust, au sens de l’attribution de la confiance à un interlocuteur plutôt qu’à un autre, est devenue centrale. A l’image de TaskRabbit, ces plateformes deviendront sans doute des nouvelles places de marché, où l’offre et la demande se rencontreront grâce à l’élaboration d’efficaces systèmes de réputation et de recommandation. En se basant notamment sur de potentiels indicateurs évaluant nos relations interpersonnelles online, nos jugements, nos connaissances, nos comportements, et en déterminer la valeur de notre réputation pour effectuer certaines tâches. http://www.youtube.com/watch?v=kTqgiF4HmgQ [caption id="attachment_4539" align="alignright" width="200"]

Cliquer pour télécharger le document[/caption] Tout cela a également des conséquences sur la future organisation du marché du travail. Comme en témoigne le rapport sur l’économie collaborative rédigé par la P2P Fondation (voir ci-contre), une partie de ce marché sera sans doute moins organisé autour des entreprises, et des institutions, mais davantage selon une logique de peer-to-peer, via des plateformes où la réunion, et la collaboration d’individus qualifiés permettront de réaliser certaines tâches particulières. Nous assisterions alors à l’avènement d’un nouveau type de réseau : le Service Networking.

Les problèmes liés à la réputation

Mais tout n'est pas rose dans ce nouvel environnement. Premier problème : comment s’assurer de la création d’un système de réputation cross-platforme ? Un utilisateur de eBay serait probablement intéressé de pouvoir utiliser son capital confiance sur Amazon. Cette question renvoie à la problématique de portabilité des données. De plus, comment s’assurer que la réputation est bien objective et contextuelle ? Une personne rencontrée via TaskRabbit pour assembler convenablement un meuble Ikea n’est pas forcement une personne que l’on jugera digne de confiance pour la location de notre appartement via Airbnb. Il faudra donc bien s’assurer qu’un tel système prône une réputation « contextuelle » et différenciante. Troisièmement, comment réussir à lier la confiance online et offline ? Quid donc des individus utilisant peu Internet, ou de ceux qui sont peu notés ? Enfin pour les personnes qui ont été une fois mal notées, comment inverser la tendance et progresser ? Quid du droit à l'erreur ? Aussi faut-il remarquer que si To Trust = To Be, nous devons bien distinguer ce qui relève de la réputation et de l’influence. Klout, « The Standard For Influence » n’a pas la même fonction qu’un site permettant de savoir à qui on peut faire confiance, et dans quel contexte. Par ailleurs, l’émergence de plateformes dites de réputation comme TrustCloud sont pour l’instant davantage des plateformes mesurant l’influence que la réputation. Pour preuve, les indicateurs qu’ils utilisent sont aujourd’hui la boîte de messagerie, et autres réseaux sociaux, qui authentifient, identifient ou mesurent l’influence - mais pas forcément la réputation.

Pour être sur internet, identifiez vous !

Facebook, Google et autres cherchent à minimiser l'utilisation de faux comptes, ou d’identifiants anonymes (ce notamment par l'achat de brevets sur la gestion de l'anonymat). Au cœur de cet enjeu, la possibilité de vérifier l’identité de ses interlocuteurs, mais également de ne pas être toujours soi-même sur Internet. Il faut conserver une certaine liberté de s’exprimer sous différentes formes ! Nous comprenons donc que l’enjeu est de taille, et plusieurs questions surgissent : Peut-on encore se cacher sur Internet ? L’anonymat nous rend-il encore véritablement anonyme ? Si notre identité est constituée par l’ensemble des données que nous laissons sur la toile, comment s’assurer la maîtrise de ces données ? Comment gérer plusieurs identités ? Si « to Trust » pourrait bien être devenu la nouvelle condition pour Être sur Internet, dès lors comment exister tout en préservant un espace pour son intimité ? Tel est le défi auquel se confronte aujourd’hui notre société.

Internet et le culte de la transparence

Internet exige de la transparence. Nous devons être transparents à propos de qui nous sommes si nous voulons pouvoir échanger ou faire commerce. D’un autre côté, nous voulons aussi avoir droit à notre intimité. Par exemple, en utilisant le mode Incognito ou navigation privée pour effectuer des recherches, ou acheter certains produits. Ou encore en utilisant un pseudonyme pour prendre la parole politiquement. Il y aurait donc un paradoxe entre le devoir de transparence qui permettrait l’existence de la confiance entre chacun, et le fait de ne pas vouloir être toujours identifié. Au lieu d’appliquer de manière indifférente l’exigence de transparence à toute situation, nous devrions plutôt réfléchir à l’emploi d’une transparence intelligente, que l’on pourrait qualifier de « transparence lucide ». Non pas un impératif idéologique, mais plutôt un juste milieu. À ce titre, il est intéressant de comprendre l’importance qu’a eu le « transcendantalisme » mouvement littéraire, spirituel et philosophique dans la construction de l’Internet. (A ce sujet lire l'édition n°769 de la revue Esprit : État et internet : des voisinages instables, Magali Bessone). Cette mouvance impulsée par Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau a fortement influencé toute la contre-culture des années 60 (en particulier la Beat Generation et les hippies, très présents dans le milieu universitaire). Culture qui, parallèlement à la source militaire, est à l’origine même de l’Internet et alimenta le refus du mainstream et des contraintes asservissantes. Mais quel est le lien entre le transcendantalisme du XIXème siècle et l'Internet d'aujourd'hui ? Emerson s’élevait contre l’opacité du pouvoir, et valorisait au contraire la transparence de soi. Une de ses célèbres citations : « Je deviens Œil transparent ; je ne suis rien ; je vois tout ; les courants de l’Etre Universel circulent à travers moi » s’apparente fortement à la promesse faite par l’Internet. La promesse d’accéder à une conscience universelle où chaque internaute est défini en termes de connaissances, de réputation, de relations d’amitié et professionnelles, et se fond dans un moi global ("over soul"), définit par l’immédiateté de son caractère autotransparant. L’« Over Soul » d’Emerson n’est autre qu’une volonté d’un contact immédiat des êtres dans un réseau global. Tout comme Internet le réseau des réseaux, caractérisé par l’ubiquité, se veut la société mondiale de l’information et de la communication. L’emploi du « i » majuscule n’est d’ailleurs pas neutre. Telle une entité que l’on cherche à déifier, la majuscule lui confère un statut particulier.

Pour une transparence « lucide »

On retrouve cette influence dans les formes les plus actuelles du développement de l’Internet. Mark Zuckerberg par exemple, déclare vouloir rendre le monde plus ouvert en aidant les gens à se connecter et à partager. Ce qui renvoie directement au problème de la confiance. To Be or not to be ? Telle était la question. Désormais cette question a évolué : To Trust or not to be, diront certains. To Share or not to be, avanceront d’autres. Dans tous ces cas, pour être sur Internet, nous risquons notre identité. Nous risquons notre rapport aux autres. Comment permettre cette confiance sans retomber dans les possibilités d’occultation, ni croire en l’utopie d’une transparence totale ? Telles sont les questions que nous devons nous poser pour ne pas sombrer dans une tragédie shakespearienne. Et pour en discuter, nous vous invitions jeudi 6 Décembre 2012 au 12 place du Panthéon pour une conférence sur le thème : "Internet peut-il exister sans confiance ?"Un billet de Adrien Basdevant.

Passionate about information technology . I write articles and organize conferences on digital law and economy issues. Former VP of Gutenberg Technology. ESSEC Alumni and Assas University student. Crédit image

vagawi 