Travail et redistribution : une troisième voie ?

Les mutations du travail creusent les inégalités, les politiques de redistribution ne marchent plus. Si nous cherchions une troisième voie ?

L’accroissement des inégalités dans nos sociétés industrialisées peut, en partie, être expliqué par la mutation du travail. Et, dans le même temps, les politiques publiques de redistribution montrent chaque jours leurs limites. N'y aurait-il pas une troisième voie à explorer ? N’en déplaise aux adeptes de la théorie du ruissellement, il est de plus en plus difficile d’échapper au constat suivant : les inégalités se creusent, et les politiques mises en oeuvre en France ont du mal à juguler le mouvement. Bizarrement, les inégalités sont à la fois un sujet tabou et la raison d’être de nos systèmes de redistribution de la richesse. Les inégalités, c’est le moteur du capitalisme : sans inégalités, pas de marché. Ce sont - pour les tenants de l’économie libérale - elles qui vont encourager l'entrepreneuriat, voire la prise de risque en général. Mais la plupart des analystes sérieux en conviennent : si elles dépassent un certain niveau, la mécanique s’inverse. En réinterpretant l’analyse de Thomas Piketty au regard de l’économie collaborative, William van den Broek a bien mis en lumière la façon dont l’économie collaborative, en faisant évoluer nos comportements - ce qui était auparavant comptabilisé comme un bien durable (la voiture par exemple) tend à devenir une “unité de capital” - pourrait contribuer à enrayer l’accélération du phénomène. Il y a cependant un prix à payer : la marchandisation partielle de notre espace privé. Les inégalités sont le résultat de phénomènes complexes (économique, politique, sociologique, historique, etc.) qui mériteraient une étude approfondie. Les récents travaux de Thomas Piketty nous donnent plusieurs pistes : reproduction automatique des fortunes lorsque ces dernières atteignent un certain seuil, taux de rémunération du capital tendanciellement supérieur au taux de croissance, etc. Piketty nous apprend également que les périodes de forte croissance économique pourraient bien être des accidents de l'histoire économique.

Le chômage comme seul coupable ?

Quoiqu'il en soit, il est plus aisé d’en observer l’une des facettes les plus visibles : l’évolution du travail et notamment l'un de ses principaux indicateurs, l'emploi. Là encore, le constat est sans appel : la création d’emploi est en panne. Pourtant il est évident que nos économies produisent encore et toujours de la richesse. Comment cette dernière est-elle générée ? Le premier constat est que nous n’avons plus la bonne grille de lecture pour étudier les mutations du travail. Il y a quelque années encore le travail productif, celui qui était à l’origine de création de valeur, était cantonné aux bureaux, aux ateliers… Il était relativement facile à observer, à évaluer, à rémunérer. Aujourd’hui il me suffit de me connecter à Facebook, ou à une autre plateforme du même genre, pour créer de la valeur sans en avoir l’air. Le rapport Colin et Collin avait mis le phénomène en évidence il y a bientôt deux ans. Lorsque je publie sur Facebook, j’augmente la valeur du réseau, cette valeur est captée - et en partie monétisée - par l’entreprise puis redistribuée en fonction de sa structure : entre les employés sous forme de salaires et les actionnaires sous forme de dividendes ou de plus-value future. Quoiqu'il en soit, la valeur n'est pas distribuée à ceux qui produisent le contenu et auxquels une part substantielle reviendrait pourtant naturellement. En parallèle de l'émergence de ce digital labour qui chamboule l'existence du travail salarié traditionnel, l’automatisation continue de se développer rapidement, remettant pour le coup en question à long terme l’existence du travail, tout court. Ces tendances fragilisent toute une vision et une construction sociale du travail, et déséquilibrent sans doute le rapport du travail au capital. Avec l’explosion du travail productif en dehors des structures au sein desquelles il était jusqu’alors cantonné, l’absence de redistribution de la valeur produite et l’automatisation, comment le travail pourrait-il encore jouer le même rôle social que par le passé ? Il est absolument nécessaire de redéfinir ce qu'on entend par travail. Alors oui : nous n'avons sans doute plus les bonnes lunettes pour distinguer ce qui est du travail et ce qui n’en est pas. Mais une fois le constat dressé, le plus dur reste encore à faire : derrière le travail, c'est l'ensemble du modèle social qu'il faut repenser.

Derrière le travail, c'est l'ensemble du modèle social qu'il faut repenser.

De nouvelles structures pour une nouvelle forme de redistribution

Cette réflexion sur le modèle social est forcément liée aux structures qui hébergent ces nouvelles formes de travail. La gouvernance des ces structures et la façon dont elles se financent - en règle générale tout à fait traditionnelles - vont être de moins en moins adaptées aux mutations du travail et aux pratiques des usagers. Le parcours habituel de la start-up de la Sillicon Valley, de la première levée de fonds à l’introduction en bourse (“VC-to-IPO”) est pourtant, aujourd'hui encore, le moyen le plus efficace pour financer l'innovation, mais cela n’est pas sans incidence sur la gouvernance de ces structures.

Il me semble qu'une redistribution d'une partie de la valeur aux producteurs pourrait à terme s’imposer comme un réel avantage concurrentiel.

Il me semble qu'une redistribution d'une partie de la valeur aux producteurs pourrait à terme s’imposer comme un réel avantage concurrentiel. L’évaluation et la rémunération des tâches effectuées par les usagers nécessite néanmoins le développement de nouveaux outils. Reddit, un site américain dont l’intégralité du contenu est généré par les utilisateurs, a en ce sens récemment fait une annonce intéressante : après avoir levé 50 millions de dollars, le site a annoncé qu’il comptait en redistribuer 10 % à ses utilisateurs en recourant au BlockChain. Vous savez, il s'agit de ce système un peu obscur (sur lequel est notamment construite la monnaie virtuelle BitCoin) qui permet de décentraliser complètement les flux transactionnels. Certains n’hésitent pas à comparer l’invention du BlockChain à celle du protocole TCP/IP et donc du Web lui-même. On peut par exemple évoquer La'Zooz, service de covoiturage construit autour de cette même technologie. Au lieu d’être centralisée au niveau d’une plateforme unique, l’information est présente sur toutes les extrémités du réseau. En théorie, cette forme d’organisation distribuée devrait également permettre de répartir la valeur produite de façon plus équilibrée. Pour ce qui est de La'Zooz, l’algorithme est basé sur un proof-of-movement : plus vous roulez (à plus de 20km/h), plus vous gagnez de d’argent ( environ 0,5 $/km).

Quel modèle pour demain ?

Il est très probable que les communautés d’utilisateurs influent de plus en plus sur les modes de gouvernance et de redistribution de la valeur. Ce qui n’est pas sans rappeler ce bon vieux concept philosophique de bien commun. Le bien commun, c’est un bien ou un service produit, géré et dont la valeur est distribuée de manière communautaire. Internet a entre autres donné naissance à des services remettant le concept au goût du jour : Wikipédia en est un des exemples les plus célèbres. Il faudra sans doute nuancer cet élan technophile. Le développement des applications basées sur le BlockChain nourrit l'utopie de l'horizontalisation de la société mais ne propose pas en l’état un modèle social de substitution. Ces nouvelles organisations technologiques soulèvent énormément de questions légales et philosophiques. En effet, si ce sont des algorithmes qui contractent entre eux à qui va la responsabilité ? Quel est le sens de l'engagement ? Néanmoins, la technologie BlockChain peut-elle vraiment susciter l’apparition des services créateurs de biens communs ? Quelle place pour le bien commun entre sphères publique et privée ? Entre l’Etat et l’entreprise ? Et, si on pousse le raisonnement un cran plus loin, entre socialisme et capitalisme ? Avec l’arrivée prochaine d’Ethereum, ces questions ne manqueront pas de se poser tout au long de l’année 2015.