Concevoir et faciliter des discussions autour des enjeux environnementaux et numériques

Entre juin et décembre 2020, nous avons accompagné l’Arcep, l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, dans la conception et l’animation de la plateforme de travail “Pour un numérique soutenable”. Au terme de cinq ateliers et de deux débats, nous avons, avec les équipes de l’Arcep, provoqué des rencontres entre diverses organisations concernées par les enjeux au carrefour des questions numériques et environnementales et avons réalisé un rapport qui a été remis au gouvernement.

Au départ, une préoccupation environnementale forte

Pendant le confinement, alors que nous étions depuis plusieurs mois en discussion avec l’Arcep pour l’organisation d’un événement en présentiel, germe l’idée de lancer une plateforme de travail réunissant des acteurs de l’environnement et du numérique. Étant donné le contexte, la plateforme consistera finalement en des ateliers à distance uniquement et traitera de l’impact environnemental du numérique. Mais pourquoi l’Arcep lance-t-elle ce projet, dans ce format et à ce moment ? Plusieurs éléments de réponse.

Tout d’abord, il y a le constat sans appel d’une augmentation de l’empreinte environnementale des services numériques. En effet, selon le rapport de la Mission d’information sur l’empreinte environnementale du numérique du Sénat, l’empreinte en gaz à effet de serre des services numériques pourrait augmenter de manière significative si rien n’est fait pour la limiter (+ 60 % d’ici à 2040 soit 6,7 % de l’empreinte GES nationale).

Ensuite, cette initiative s'inscrit dans la continuité de l’engagement de l’Arcep en faveur des réseaux comme “bien commun”, engagement acté lors de la publication de son manifeste en 2018.

Enfin, le format choisi - des rencontres et des discussions - s'explique par le fait que l'environnement est un sujet nouveau pour l'Arcep, qui ne le compte pas parmi ses prérogatives de régulation. Ce type de travail semblait donc le plus approprié pour se familiariser avec ces questions et les acteurs qui les traitent de façon progressive.

De notre côté, nos interactions avec l'Arcep ne sont pas nouvelles. Elles remontent à 2018, lorsque Sébastien Soriano, déjà président de l'Arcep, était intervenu sur deux événements que nous organisions : le Grand Barouf Numérique et les API Days. Un climat de confiance et d'entente s'est dès lors installé entre nos deux organisations, et plus particulièrement deux de leurs représentants. Ensuite, tant le format imaginé par l’Arcep (des discussions intégralement en ligne, ce qui était début 2020 assez nouveau pour nous) que le sujet (l'empreinte environnementale du numérique) nous intéressaient et nous ont convaincus de travailler main dans la main avec les équipes de l'Arcep pour initier, concevoir et faire aboutir cette plateforme de travail.

Captation visuelle de l’atelier n°1 réalisée par Tanamiranga Ralaindimby

‍Des discussions facilitées entre acteurs qui ne se côtoient pas

Nous avons donc conçu, avec l'Arcep, la plateforme de travail “Pour un numérique soutenable” qui a consisté en une réunion de lancement, cinq ateliers et deux fishbowls (des débats participatifs), une réunion de clôture et un rapport final rédigé par l'Arcep. Cette plateforme a rassemblé au total soixante-cinq participant-es et a permis d’ancrer dans le débat public la préoccupation de l'empreinte environnementale du numérique. Plus précisément, une diversité de sujets ont été abordés, à savoir : les pratiques commerciales des acteurs du numérique, les différentes formes d’obsolescence du numérique, les choix de conception des réseaux, services et contenus numériques, les tensions entre connectivité pour tou.te.s et soutenabilité du numérique et entre soutenabilité du numérique et liberté de l’utilisateur.trice.

Le travail de conception et d’animation de cette plateforme de travail aux côtés de l’Arcep a été marqué par trois temps forts.

Premièrement, cadrer : il s'agissait alors de poser des règles permettant d'instaurer un climat de confiance et de collaboration serein avec l’Arcep d’une part et les participant-es, d’autre part. Avec l'Arcep, cela s'est traduit par une note de cadrage qui a permis de bien déterminer et délimiter le rôle de Ouishare vis-à-vis de cette plateforme de travail, mais également ses objectifs et modalités propres. Avec les participant-es aux ateliers et discussions, le cadre que nous avons donné consistait en des règles simples, énoncées à chaque début de visioconférence :

  • le principe de la représentation non engageante : “Vous parlez en votre nom mais en tant que professionnel-les faisant partie de votre organisation. Vos propos seront retranscris mais n'engageront pas pour autant votre organisation.” ;
  • la posture “Tous sachants, tous apprenants” : nous ne sommes pas tou.tes des expert-es de l'environnement et/ou du numérique, pour autant, nous avons chacun et chacune des connaissances à apporter et recevoir sur ces sujets ;
  • le cadre fermé et protecteur : “Les discussions qui ont lieu ici ne seront pas retransmises et les comptes-rendus ne seront partagés qu'à l'intérieur du cercle des participant-es à la plateforme de travail”.

Deuxièmement, mettre en œuvre : l'enjeu principal de la phase de réalisation a été de tenir le rythme intense des ateliers et des discussions, en étroite collaboration avec l’Arcep. Pour y parvenir, la répartition des tâches entre l'Arcep et Ouishare a été décisive. L'Arcep était responsable de fournir des éléments de contexte et de connaissance sur les questions techniques traitées lors des différents ateliers ainsi que de faciliter les discussions. De notre côté, Ouishare, nous avions pour rôle de concevoir le format des ateliers et les dynamiques de discussion, et nous étions également attendus sur la facilitation de certaines parties des sessions. Nous avions aussi pour mandat de veiller à l'accessibilité des informations mises à disposition des participant-es par l'Arcep : elles devaient être suffisamment compréhensibles et vulgarisées pour des personnes non expertes des questions techniques relatives au numérique.

Troisièmement, converger : la dernière étape de la plateforme a consisté à faire se rejoindre l’ensemble des pistes de réflexion ayant émergé à l'occasion des ateliers et discussions. Cela s'est matérialisé de deux façons. D'une part, un rapport final dont les grandes conclusions ont été écrites par les collaborateur.trices de l'Arcep qui avaient assisté aux différentes discussions. Ensuite, par des tribunes offertes dans ce même rapport aux organisations qui avaient participé à la plateforme de travail et qui souhaitaient s'y exprimer. La promesse ici était double. D'une part, restituer fidèlement, sans aucun filtre ni censure, la parole des organisations intéressées par les questions environnementales et numériques. D'autre part, porter au plus haut niveau dans le débat public ces prises de position des participant-es à la plateforme, en les intégrant au rapport signé par l’Arcep, autorité reconnue sur ces questions.

De l'art de la facilitation (en ligne)

Accompagner l'Arcep pendant plus de six mois sur l'élaboration et la mise en œuvre de la “Plateforme pour un numérique soutenable” a été riche d’enseignements. Nous avons beau connaître et pratiquer la facilitation de discussions entre des acteurs et actrices qui ne se connaissent pas, nous avons toujours des choses à en apprendre et sur lesquelles progresser.

Nous retenons trois éléments principaux pour notre pratique de facilitation :

  • Assumer de donner du temps à la discussion pour la discussion, ce qui permet de bien poser les constats et de s'accorder sur un diagnostic commun. Cette étape doit précéder toute velléité de chercher des solutions et autres plans d’action. Nous avons bien conscience que cette tentation est toujours forte dans un contexte de recherche d'efficience à tous les niveaux. Pourtant, nous sommes convaincu-es des vertus de la discussion pour bien poser et circonscrire les problèmes initiaux. Cette étape est chronophage mais essentielle selon nous : les solutions inopérantes prennent souvent leur source dans des problèmes mal définis. Par exemple, nous avons constaté lors d’un atelier que le postulat selon lequel le filaire est plus économe que le wifi ; lui-même plus économe que les réseaux mobiles méritait d’être discuté, contextualisé et nuancé par les participant-e-s avant d’avancer sur toute forme de recommandation générale et simpliste.
  • La facilitation est tout sauf passive. Le facilitateur ou la facilitatrice se doit d'être proactif-ve : il doit mettre les personnes en confiance et les solliciter un.e à un.e pour qu'ils et elles interviennent le moment venu. Nous avons par exemple constaté que les femmes prennent de façon récurrente moins la parole que les hommes dans des discussions collectives, en particulier sur des sujets techniques relatifs au numérique. Pour contrer cette auto-censure, nous avons écrit par message privé aux participantes afin de les convaincre de s'exprimer.
  • Aucun outil, même bien conçu, n'est magique. Pour accompagner la “Plateforme de travail pour un numérique soutenable”, nous avons décidé d'utiliser l'outil de participation libre né à Barcelone “Decidim”. Nous postions sur cet espace numérique les fiches préparatoires pour les discussions et ateliers ainsi que les propositions émanant des ateliers. Nous espérions ainsi générer des discussions entre participant-es et apporter une collaboration asynchrone, complémentaire de nos temps d'échange synchrones. Cependant, nous avons rapidement constaté la faible utilisation de l'outil. A cela, plusieurs raisons selon nous : des difficultés d'inscription, un manque de communication et d'accompagnement à l'utilisation de l'espace, une trop faible incitation à s'y rendre et un besoin d’animation des discussions qui s’y déroulent. Il était en effet parfaitement possible de participer aux ateliers et débats synchrones sans s'inscrire ni suivre les échanges ayant lieu sur l’espace “Decidim”. Notre leçon pour l'avenir : lorsque de tels outils sont utilisés, toujours veiller à les intégrer dans le flux de discussion et de travail et dédier une personne à leur animation.

L'inépuisable débat sur les données chiffrées

Le premier enseignement de fond que nous tirons de cette expérience sur le sujet de l'empreinte environnementale du numérique est le suivant : sans nier l'importance de disposer de données chiffrées exactes pour prendre les bonnes décisions, le risque est grand de voir ce besoin paralyser l’action. Surtout, quand les études actuelles ne s'accordent pas sur des chiffres communs mais qu'une tendance générale se dégage, la quête de la mesure exacte nous semble être le meilleur moyen... de justifier l’inaction. Ainsi, nous nous retrouvons particulièrement dans les mots de Vincent Courboulay, enseignant chercheur à l'université de La Rochelle, qui s’exprime ainsi dans le rapport de l'Arcep : « Cette recherche du chiffre exact inhibe l’action, d’autant plus qu’on sait que dans le numérique les marges d’erreurs sont très importantes. Passons donc outre cette recherche de perfection, qui ne correspond pas à grand-chose et représente parfois une justification à la renonciation en retardant l’engagement. Travaillons collectivement de façon scientifique et sérieuse à déterminer les grandes tendances et les valeurs moyennes. »

Deuxièmement, les approches visant à « responsabiliser les utilisateurs » (connecter son téléphone au wifi plutôt qu'à la 4G, privilégier l'ordinateur fixe au smartphone, etc.) pour réduire l'empreinte environnementale du numérique nous semblent fortement limitées. Les discussions avec les expert-es de ces différentes questions techniques nous l'ont bien montré : chaque situation d'utilisation de tel ou tel outil numérique est spécifique et il y a toujours des cas limites. Par exemple : la personne a-t-elle un smartphone ou un simple téléphone ? Capte-t-elle la 4G ou seulement la 3G ? Est-elle chez elle ou en déplacement ? Autant de configurations, autant de réponses. Dans ces conditions, délivrer un message-type promouvant « les bons gestes à adopter » semble quasiment impossible. Nous nous sommes aussi bien rendus compte de la difficulté de porter des jugements sur les usages numériques des autres. Peut-on réguler le visionnage de vidéos ou le jeu en ligne, tous deux très consommateurs en énergie, au motif que ces usages seraient futiles ? Mais l'acteur public peut-il porter un jugement si subjectif dans la façon dont il régule le numérique ?

Troisièmement, en se demandant comment réduire l'empreinte environnementale du numérique, il nous est vite apparu qu'en remontant la chaîne, il s'agit finalement d'interroger les modèles économiques des entreprises du secteur. En effet, la (sur)consommation des outils et services numériques pose la question des offres promotionnelles de renouvellement, des publicités, des forfaits illimités plutôt que la tarification à l'utilisation, etc. Systématiquement, les modèles économiques des entreprises semblent être au cœur du modèle de développement du numérique et donc, des préoccupations environnementales qu'il engendre.

Après avoir clôturé la “Plateforme de travail pour un numérique soutenable” et finalisé le rapport de l'Arcep sur ces questions, nous souhaitons continuer à explorer l'empreinte environnementale du numérique. Surtout, nous entendons remonter à la racine de ces problèmes, en nous intéressant particulièrement aux modèles économiques sur lesquels reposent ces entreprises du numérique.


Si vous souhaitez en savoir plus ou travailler avec nous sur ces questions, n'hésitez pas à écrire à maiwenn@ouishare.net ou solene@ouishare.net