Bouger, c'est vieux jeu

Publié en juin dernier chez Décisions Durables, Le Nouvel Art des Co se présente pour l'essentiel comme un guide pratique de l'économie collaborative à l'usage du grand public. L'ouvrage contient par ailleurs quelques fictions esquissant ce que pourrait être un futur collaboratif. Plusieurs d'entre elles ont été écrites par des Connectors OuiShare : Diana Filippova, Arthur De Grave, Etienne Hayem et Benjamin Tincq. Nous les republierons ici régulièrement tout au long de l'été.Cette semaine, c'est au tour d'Arthur De Grave, OuiShare Connector Paris, d'imaginer la mobilité partagée en 2050.   ***

"Tu vas voir les pièces que je t'ai dénichées...Comme neuves, de vraies merveilles !" Attablée à une terrasse quelque par à Rio, Elisabeth aurait presque des airs de jeune fille malgré sa soixantaine passée. Théodore jette un coup d'oeil autour de lui. Pour un peu, il sentirait les rayons du soeil le réchauffer, comme s'il était vraiment assis à côté d'elle. l'illusion est parfaite.

"- A quelle heure arrive ton Tube?

- 14h, on se retrouve à Saint… Elisabeth se fige. Plus un son.

- Elisabeth ? Elisabeth !

- … Michel. Qu’est-ce qu’il y a ?

- Une perte de connexion. C’est quand même pas croyable qu’on ne puisse toujours pas skyper sans coupure de nos jours ! Bon, Saint-Michel, parfait. Mais toi et tes idées bizarres ! J’aurais pu me les faire livrer, ces pièces.

- Que veux-tu, je suis de la vieille école ! Pour certaines choses, j’aime encore bien me déplacer. Et puis ça me rappelle ce séjour… Quand était-ce déjà ? 2019 ? 2020 ?

- 2018. Autant dire que ça ne nous rajeunit pas. 30 ans, quand même…

- Eh oui ! Bon, je file, il faut que j’attrape mon Tube. A tout à l’heure.”

Fin de visioconférence. Théodore est maintenant seul dans son petit salon de communication. Qu’est-ce que c’est austère quand aucune application ne tourne ! Un pièce exiguë, sans fenêtre, mais qui peut être n’importe quel endroit du monde sans que vous ayez à vous lever de votre fauteuil.  

***

Quelques voitures filent silencieusement le long du boulevard de la Villette. Dans le ciel, quelques dirigeables de plaisance flottent paresseusement. Pas un seul avion, bien sûr : la fin de l’âge du pétrole a cloué les derniers d’entre eux au sol il y a bien des années. Après tout, pour les voyages longue distance, il y a toujours le Tube : un réseau de tunnels où l’on fonce à 3 500 km/h en toute sécurité. Elisabeth ne mettra même pas trois heures pour arriver de Rio. De toute façon, quand on est vraiment pressé, on reste chez soi, dans son cabinet de communication. Dans la vie de tous les jours, bouger n’est plus une obligation. Théodore se prend à rêvasser : il y a à peine deux siècles, les jambes étaient le seul moyen de locomotion pour une bonne partie de l’humanité. Puis, au début du siècle, quand il était jeune, la marche et la course s’étaient transformées en simples loisirs. Et aujourd’hui, c’est le fait même de bouger, de se rendre d’un lieu à un autre, qui est devenu un loisir. Du coup, dans les rues de Paris, tout paraît plus lent qu’autrefois : les gens marchent, la plupart du temps. Et s’ils en ont envie, ils peuvent toujours arrêter l’une des nombreuses voitures autonomes qui sillonnent la ville. D’ailleurs, Théodore n’a plus vingt ans, et Saint Michel, ça fait tout de même une trotte ! Il jette un coup d’oeil à sa montre : un Cab se dirige déjà vers lui. En voiture !

***

“Bonjour Théodore, belle journée n’est-ce pas ? Où est-ce que je te dépose?”. Le vieillard réprime un frisson : il ne s’y fera jamais vraiment, à ces nouvelles IA qui vous appellent par votre prénom et vous parlent bien poliment. Rien dans le timbre de voix qui trahisse leur nature synthétique, mais tout de même, des valets numériques ! Il lui manqueraient presque, les chauffeurs de taxis râleurs d’antan. Se ferait-il vieux pour de bon ? “Fontaine Saint Michel”, grommelle-t-il.

Quatre places, pas de volant, un habitacle minimaliste mais confortable, et finalement, plutôt élégant : c’est un modèle récent, de ces voitures qui se conduisent toutes seules et n’appartiennent à personne. Arrivé boulevard Magenta, l’IA demande d’une voix presque timide : “Théodore ? Excuse-moi, je viens de recevoir une requête, à 800 mètres de notre position actuelle. Il va dans le même quartier que toi. Cela t’ennuie, si…”. Théo jette un coup d’oeil à l’écran : Marcel, 22 ans, étudiant en linguistique, manifestement bien noté sur tous les points (ponctualité, conversation, amabilité, etc.). “Non, bien sûr, vas-y”.

Quelques secondes plus tard, la voiture s’arrête. Le jeune homme pose la main sur le panneau d’identification de la portière, qui s’ouvre aussitôt. “Bonjour m’sieur !

- Salut gamin ! Tu te rends dans le cinquième aussi ?

Ils sont déjà en route.

- Oui, je dois acheter un bouquin.

- Un bouquin ?!, s’étrangle Théodore.

L’étudiant éclate de rire.

- Eh oui ! Je travaille sur un sujet assez obscur en ce moment, à tel point que personne n’a manifestement encore ressenti le besoin de numériser les pages que je cherche !”

On aura tout vu. Au niveau du quai Voltaire, la voiture s’arrête, en prenant bien soin de s’excuser : un problème technique, qui devrait être réglé en moins de deux minutes. Le jeune homme commence à pester. Le vieil homme lui dit qu’il n’y a pas de quoi se plaindre, qu’on n’est pas pressé, quand même, et qu’on voit bien qu’il n’a pas connu les retards à répétition dans les RER et les métros bondés d’autrefois, quand les gens devaient chaque jour s’y entasser par millions pour se rendre au bureau ou ailleurs. L’étudiant pose sur lui des yeux incrédules. Bon, inutile de rabâcher de vieilles histoires et de passer une fois de plus pour un vieux débris…

***

Au milieu de la foule compacte de la place Saint-Michel, Théodore cherche sa femme du regard. Marcel, de son côté, a continué sa route vers l’avenue de l’Observatoire. Un bon gamin ! Théo finit par apercevoir Elisabeth qui lui fait de grands signes depuis le trottoir d’en face. Elle n’a pas de bagage. “Et mes pièces détachées, où sont-elles mes pièces détachées ?

- Oh, je les ai fait livrer à la maison par drone express. Pas la peine de s’encombrer ! Viens, profitons plutôt de l’après-midi.”

***

Un carburateur et une courroie de transmission comme neuve, tout juste ce qu’il lui manquait pour faire redémarrer le vieux bolide qu’il retape depuis des années au fond de son “garage” ! Une Alpine 1973, une beauté, venue d’un autre âge. Avec un moteur à explosion, un vrai. Elisabeth, les bras croisés sur le pas de la porte, le regarde s’affairer avec un sourire mi-moqueur, mi-attendri. Les hommes et leurs jouets, il y a quand même des choses qui ne changeront jamais, murmure-t-elle. Tout est en place. Fébrile, Théodore s’asseoit dans le siège conducteur et tourne la clef de contact. Ca marche ! On dirait un rugissement. Ah, c’était autre chose, à l’époque ! Une voiture comme ça, ça vous posait son homme ! La vitesse, la route à perte de vue, l’appel de la liberté ! On savait vivre. C’était bien plus qu’un banal moyen de transport ! Tout à coup, le moteur se met à toussoter. Et puis, plus rien. Théodore se lève, dépité.

“Le réservoir est à sec, bredouille-t-il, c’est bizarre, j’avais pourtant mis trois litres...

- Ah ! Et c’est tout ? On démarre, et ton tacot engloutit une petite fortune, comme ça ?! A ce prix-là, pour un bidon d’essence entier, il faudra que tu attendes ton prochain anniversaire, mon vieux !”

Dommage. Ils prendraient la route un autre jour.