Finance participative : une vision sociale ? Entretien avec Vincent Ricordeau

La finance participative n'est plus le phénomène de niche qu'elle était encore il y a quelques années. Aujourd'hui, le crowdfunding a su séduire même les plus rétifs à la langue de Shakespeare, et même votre grand-mère a une vague idée de ce qu'est un Bitcoin. Entretien avec Vincent Ricordeau.

La finance participative n'est plus le phénomène de niche qu'elle était encore il y a quelques années. Aujourd'hui, le crowdfunding a su séduire même les plus rétifs à la langue de Shakespeare, et même votre grand-mère a une vague idée de ce qu'est un Bitcoin. Signe des temps, le financement participatif s'éloigne aujourd'hui de plus en plus de ses premières amours technologiques et culturelles pour irriguer les petites et moyennes entreprises françaises. De ce point de vue, le lancement de Lendopolis, la nouvelle plateforme de l'équipe qui se cache derrière KissKissBankBank, marque une nouvelle étape dans le développement de la finance alternative. Entretien avec Vincent Ricordeau.

Après KissKissBankBank en 2010 et Hellomerci l'année dernière, vous lancez à présent Lendopolis, votre troisième plateforme. Comment se portent vos deux aînées ?

Vincent Ricordeau. Elles vont bien ! Sur KissKissBankBank, ce sont 35 885 projets qui nous ont été soumis depuis les commencements. Nous en avons mis exactement 10 591 en ligne, pour un total de 412 550 contributeurs, ce qui représente tout de même 22 millions d'euros. Cette année encore, les montants collectés vont encore doubler. Mais la maturité approche, nous atteignons un premier palier. Et c'est normal : KissKissBankBank est principalement dédiée aux artistes et créatifs de tout poil, et ces derniers ont déjà massivement adopté l'outil que constitue le financement participatif. Le véritable enjeu, maintenant, est de parvenir à faire du crowdfunding quelque chose de vraiment accessible à tous. Il est temps de devenir mainstream ! Il y a une vision véritablement sociale derrière tout ça : ce qui m'intéresse vraiment, c'est de faire du crowdfunding un outil permettant à chacun de libérer son potentiel créatif. Je ne veux pas me contenter d'aider à financer les stars en puissance. Si Monsieur Tout-le-monde prend suffisamment confiance en lui pour lever 1 000 euros et monte une exposition pour présenter ses photos de vacances à sa communauté, alors je considérerai vraiment que nous avons réussi notre pari. Après, si le milieu de la culture est un univers dont nous sommes tous les trois familiers avec Adrien et Ombline, nous avons assez vite compris qu'il fallait que nous sortions de cette zone de confort pour nous attaquer à l'économie réelle.

Si Monsieur Tout-le-monde prend suffisamment confiance en lui pour lever 1 000 euros et monte une exposition pour présenter ses photos de vacances, alors je considérerai vraiment que nous avons réussi notre pari

C'est ce qui nous a poussé à fonder Hellomerci, notre deuxième plateforme dédiée au prêt solidaire entre particuliers. On y retrouve en règle générale les projets que nous ne pouvons pas accepter sur KissKissBankBank, qui marche bien pour tout ce qui est innovant et original, mais beaucoup moins pour le reste. D'autant que le crowdfunding "classique", basé sur les contreparties en nature, est inadapté à pas mal de types de projets. Bref, il fallait élargir le spectre aux micro-entreprises (95 % des volumes sur Hellomerci, le reste concernant des projets individuels). C'est un marché potentiellement énorme, mais un peu plus délicat à aborder, en raison d'une moindre viralité inter-projets notamment. Ici, les prêts sont plafonnés à 10 000 euros, et les contributions viennent ou bien de la famille et du cercle d'amis, ou bien de la communauté locale. Comparé à KissKissBankBank, il faudra sans un peu plus de temps pour atteindre la maturité, continuer des nouer des partenariats avec des organismes de financement comme Initiative France ou France Active. Nous venons de valider un beau partenariat avec le Parisien qui relaye déjà les projets en quête de financement auprès du grand public. En un peu plus d'un an, ce sont tout de même 2 824 projets qui ont été présentés, 227 qui ont été mis en ligne sur la plateforme, soit 565 865 euros prêtés par 2 515 personnes.

Il y a 4 ans, le financement participatif était un outil peu connu, parfois à la limite de la légalité... Les choses ont bien changé ! Alors, on rentre dans le rang ?

V.R. C'est vrai que les choses ont bien changé, notamment sur le plan réglementaire. Je me souviens des premières réunions au Conseil National du Numérique en 2011 : la thématique du crowdfunding avait été directement écartée ! Et puis les mentalités ont commencé à bouger, un nouveau consensus a commencé à émerger à partir de la société civile. C'est un mouvement qui est parti du bas, et franchement, je suis heureux d'avoir vécu ça. Un an plus tard, les politiques avec qui nous discutions commençaient déjà à percevoir l'intérêt d'étendre le financement participatif au-delà de la seule sphère artistique. Le régulateur a peu à peu cessé de nous voir comme des pirates, comme les enfants de Napster... Il était évident pour tout le monde que l'économie réelle avait besoin de nouvelle source de financement. Le nouveau cadre réglementaire a permis de faire sauter le monopole bancaire et d'ouvrir une brèche rendant possible la création d'une plateforme comme Lendopolis. Il est maintenant possible de faire appel à l'épargne publique et de rentrer dans une logique d'investissement à proprement parler.

Et pour être tout à fait franc, ça a été un cheminement aussi pour mes associés et moi-même : au début, tout ce que nous voulions, c'était trouver un moyen d'écouter autre chose que la soupe qu'on nous servait à la radio ! On se disait qu'avec les réseaux sociaux, de nouveaux artistes allaient enfin émerger, et que ces gens auraient besoin d'argent. Bref, tout cela est allé beaucoup plus loin que ce que nous imaginions à nos commencements. Nous avons depuis beaucoup réfléchi à notre propre rôle en tant qu'agent économique.

Quelle est la vision derrière Lendopolis ?

V.R. Nous sommes pour l'instant en train de sélectionner les premiers projets - une dizaine - qui seront mis en ligne le 19 novembre prochain. La plateforme est conçue pour les petites et moyennes entreprises qui ont déjà un modèle économique solide et cherchent une façon de financer leur croissance.

On n'attend plus grand-chose du système en place et des politiques, on n'attend plus grand-chose des banques non plus. Quand on sait qu'en 2013, 95 % du montant total des crédits en Europe ont été alloués aux entreprises cotées…

Je le vois comme un projet un peu militant : on n'attend plus grand-chose du système en place et des politiques, on n'attend plus grand-chose des banques non plus. Quand on sait qu'en 2013, 95 % des crédits en Europe ont été alloués aux entreprises cotées... Autant dire qu'il ne reste que les miettes pour tous les autres ! Et la nature ayant horreur du vide, nous voilà. Cette carence du financement pour les PME est intenable, d'autant qu'en face, ce sont 4 000 milliards d'euros qui dorment sur les comptes des particuliers en France. Il suffirait de mobiliser une toute petite partie de cette épargne pour changer la donne en profondeur.

Et concrètement, ça marche comment ?

V.R. Les choses sont un petit plus encadrées que sur KissKissBankBank ou Hellomerci. Et c'est normal, on parle quand même d'investissement ! Du côté de l'entreprise, il est possible de lever entre 10 000 et un million d'euros, ce qui correspond aux seuils légaux. La première étape consiste à se rendre sur la plateforme pour y rentrer son numéro de SIREN, ce qui va nous permettre de vérifier l'existence de la société. La première phase de sélection a lieu à ce moment-là : nous recherchons des projets en phase de développement, mais pas de startups en lancement. Ensuite, nous demandons à l'entreprise de transférer le dossier à son expert-comptable qui va y intégrer l'ensemble des données prévisionnelles requises et valider le tout par le biais d'une attestation d'information financière, une documentation dédiée au financement participatif que nous venons de crée en partenariat avec le Conseil Supérieur de l’Ordre des experts-comptables. Ce partenariat nous permet notamment de vérifier l'identité de la société et de l'expert-comptable qui validera la cohérence des dossiers que nous présenterons. Passée une ultime phase de sélection, notre équipe d’experts financiers attribuera une note à l'entreprise : un A permet d'emprunter à un taux compris entre 4 % et 5 %, un B, entre 6 % et 8 % et un C, entre 9 % et 10 %. Le montant du prêt et la période de remboursement sont fixés d'un commun accord avec les porteurs de projet. La collecte dure 30 jours au maximum, et il n'est pas possible de dépasser la barre des 100 %. Les remboursements commencent dès le mois suivant. Côté investisseur, il faut évidemment avoir plus de 18 ans et être domicilié fiscalement en France. Il est possible de prêter entre 20 et 1 000 euros, ce qui correspond là encore aux seuils légaux. Nous encourageons d'ailleurs fortement les prêteurs à diversifier leurs investissements, ce qui devrait être possible dès la première année d'activité puisque nous prévoyons de mettre en ligne environ 150 projets. L'idée est de multiplier ce chiffre par trois la deuxième année, puis de doubler l'année suivante. En réalité, cela fonctionne comme un compte-épargne hébergé sur Lendopolis, à la différence qu'ici, c'est l'utilisateur qui décide de ce qu'il fait de son argent.

Justement, avec les épargnants, on s'éloigne un peu du public habituel du crowdfunding, non ? Comment anime-t-on une communauté comme celle-là ?

V.R. A mon sens, la "règle d'or" du financement participatif aura toujours cours sur Lendopolis : pour qu'une campagne marche, il faut commencer par se tourner vers son propre réseau ! C'est toujours votre premier cercle qui amorce la pompe. Par contre, comparé à KissKissBankBank, l'importance relative de ce premier cercle sera sans doute plus faible : il est ici beaucoup plus facile d'aller chercher les contributions des deuxième et troisième cercles, tout simplement parce qu'on offre un retour sur investissement financier.

Sans offrir de possibilités de défiscalisation, je doute qu'on puisse intéresser dans un premier temps les Français les plus riches...

Donc oui, les motivations sont un peu différentes. L'utilisateur naturel, c'est quelqu'un qui a déjà une gestion active de son épargne sur un site du type Boursorama et qui veut prendre encore davantage les choses en main. Après, on espère aller au-delà et véritablement démocratiser l'investissement, même si cela reste de l'ordre d'une quarantaine d'euros par an ! L'autre défi, ce sera d'attirer les hauts revenus sur la plateforme. Et là, les choses s'annoncent un peu plus compliquées, car en règle générale, sans offrir de possibilités de défiscalisation, je doute qu'on puisse intéresser dans un premier temps les Français les plus riches sur Lendopolis... Mais des discussions sont en déjà cours, et il n'est pas impossible qu'un nouveau régime fiscal soit mis en oeuvre dès l'été prochain.

Quels projets trouvera-t-on sur Lendopolis au lancement ?

V.R. Nous avons Julhès, une entreprise déjà ancienne, solide, mais qui planche sur un projet original de cocktail à la pression. Ce type de produit existe à l'étranger et y a déjà fait ses preuves, mais cela fait quand même peur aux banques. Ils sont d'ailleurs déjà passés par KissKissBankBank, ce qui laisse déjà deviner une certaine porosité entre nos différentes plateformes dans le futur. Même si je pense que la porosité viendra avant tout des donateurs eux-mêmes : un jour, on sera micro-mécène, et le lendemain, micro-investisseur. Cela semblera naturel. https://www.youtube.com/watch?v=KnU0IQWEipM&spfreload=10 Nous avons également des projets comme Mode Trotter, un site de vente en ligne de créateurs qui s'affranchit du cadre traditionnel des deux collections annuelles pour sortir une produit chaque mois et en profite pour mettre l'accent sur l'artisanat du monde. Il y en aura beaucoup d'autres très rapidement : notre credo et notre mission, c'est d'apporter un peu d'oxygène à l'économie réelle. Enfin, nous allons pouvoir reprendre le contrôle de notre épargne en suivant, au jour le jour, son impact lorsque nous l’investissons directement dans des TPE/PME.