L'Open, mode d'emploi

Open Models, ouvrage collectif sur les modèles ouverts, est disponible en précommande dès aujourd'hui. Entretien avec Louis-David Benyayer.

Depuis le début de l'année 2014, ce sont 8 événements qui ont été organisés dans le cadre d'Open Experience, ainsi que 14 mesures qui ont été proposées au gouvernement, 35 articles qui ont été publiés et 25 vidéos qui ont été réalisées. Pour partager les conclusions de ce cycle de réflexion sur les modèles économiques ouverts, Louis-David Benyayer, cofondateur de Without Model, a passé les derniers mois à coordonner la réalisation d'Open Models, un ouvrage collectif disponible en précommande dès aujourd'hui. Entretien.

Qu’est-ce qui t’a à l'origine poussé à te pencher sur les modèles ouverts ?

Louis-David Benyayer. J’en avais assez des discours négatifs. La meilleure façon de s’assurer un avenir sombre, c’est de se répéter en permanence qu’il le sera jusqu’à réussir à s’en persuader. Par ailleurs, malgré la sinistrose ambiante, à force de côtoyer les innovateurs sociaux et les entrepreneurs du libre, on finit par se rendre compte que le pessimisme a beau être omniprésent dans notre vie de tous les jours, il n’est pas si représentatif que ça. Il y a beaucoup d’énergies positives quand on regarde dans les marges, et les modèles ouverts constituent une partie de la réponse aux défis auxquels nous sommes confrontés : ils sont plus souples, plus efficaces, et mois consommateurs de ressources. Dans un monde qui a vu doubler la population mondiale au cours des dernières décennies et où il faut anticiper un nouveau doublement dans le siècle à venir, ce dernier point a son importance.

Il y a beaucoup d’énergies positives quand on regarde dans les marges, et les modèles ouverts constituent une partie de la réponse aux défis auxquels nous sommes confrontés

Le problème, c’est que ces modèles sont paradoxaux : pour créer quelque chose, quel que soit le niveau d’efficience du processus de production, il faut mobiliser des ressources. Pour un logiciel, il faut a minima du temps, des développeurs… Dans les modèles ouverts, le produit de ces ressources est mis à disposition souvent gratuitement. Cette caractéristique fondamentale fragilise le modèle et l’empêche trop souvent de passer à l’échelle. Il faut dépasser cet état de fait, et donc prendre la question des business models de l’open à bras le corps.

Vous sortez Open Models, un ouvrage dédié aux modèles économiques ouverts, en décembre prochain. Quelle a été la genèse du projet ?

L.-D. B. C’est Antoine van den Broek, l’un de co-fondateurs de Mutinerie Coworking, qui a un jour évoqué cette idée au cours d’une conversation : dans son espace de coworking, il voit passer beaucoup de porteurs de projets ouverts, et il sait mieux que personne à quel point il peut être compliqué pour eux de trouver un modèle économique personnel soutenable. Nous ne savions pas trop par où commencer, mais nous étions persuadés de la nécessité d’apporter à ces gens des solutions concrètes. Très rapidement, nous nous sommes dit qu’une cartographie serait un bon début : parmi tous ceux qui s’engagent et s’investissent personnellement dans des projets libres, il devait bien y en avoir quelques-uns qui étaient tombés sur un début de piste, non ? D’autant que l’univers du libre se caractérise par sa diversité.. Et c’est parti comme ça, d’une intention de contribuer aux initiatives libres en leur proposant des clés pratiques pour moduler leur propre modèle économique. Nous avons ensuite réuni ceux qui sont depuis devenus nos complices : Karine Duran-Darçon, Lionel Maurel, Bastien Guerry, Célya Gruson-Daniel, Chloé Bonnet, Benjamin Tincq, Yves Zieba, Jean-Luc Wingert. Les choses sont ensuite allées très vite, surtout quand Bernard Stiegler, Michel Bauwens et Gilles Babinet ont accepté de rejoindre l’aventure. En six mois, nous avons organisé huit événements, publiés trente-cinq articles, réalisé vingt-cinq vidéos et formulé quatorze propositions auprès du gouvernement. Le livre n’est rien d’autre que la synthèse et le résultat de ce cycle.

Le livre s'annonce comme une succession de contributions très diverses. Quelle est la cohérence - si elle existe - qui se dégage de l’ensemble du mouvement ?

L.-D. B. Oui, les contributions sont très diverses et c’est de mon point de vue ce qui fait tout le sel de ce livre ! Cette hétérogénéité ne fait que refléter celle qui règne dans le monde de l’open. Et c’est tant mieux. Je ne pense pas que le temps soit aux grandes synthèses : il faut au contraire encourager la diversité, nourrir ce bouillonnement plutôt que chercher à donner à tout prix une cohérence à l’ensemble. De plus, il n’y a pas une manière unique de penser l’open, il nous fallait donc des philosophes et des entrepreneurs, mais également des activistes, des développeurs, des managers… Les modèles ouverts diffèrent tout d’abord par les motivations qui animent les contributeurs : en gros, de façon très schématique, il y a les militants et il y a ceux qui recherchent le gain économique. Les modalités d’action sont loin d’être toujours les mêmes : on n’applique pas stricto sensu la logique de l’ouvert telle qu’elle existe dans le monde du logiciel à l’industrie, car les biens redeviennent rivaux, exclusifs, bref, il y a de la matière qui oppose une résistance à travailler. Il faut faire tout un travail de transposition. En dernier lieu, les impacts des modèles ouverts - et c’est directement lié à la question des motivations - peuvent être très différents : certains, à l’instar de Wikipedia, vont générer un maximum d’externalités positives, quand d’autres vont s’efforcer d’internaliser ces externalités pour générer une valeur économique de façon inédite. Je pense notamment ici à l’ouverture du portefeuille de brevets de Tesla.

La rhétorique qui consiste à opposer frontalement l’ouvert et le fermé ou le militant et l’entrepreneur est trompeuse. Comme si nous pensions encore en suivant la logique des blocs alors que la Guerre Froide est terminée...

Mais attention ! Il faut se méfier de cette tentation de penser l’ouvert selon des termes binaires. La rhétorique qui consiste à opposer frontalement l’ouvert et le fermé ou le militant et l’entrepreneur est trompeuse. Comme si nous pensions encore en suivant la logique des blocs alors que la Guerre Froide est terminée et que le monde est devenu multipolaire. La réalité, c’est que le monde de l’ouvert ressemble beaucoup plus à un continuum. C’est l’une des principales conclusion du travail que nous avons mené : tout est question de gradation. Concrètement, pour simplifier l’approche, nous avons choisi de nous consacrer à six terrains d’étude : arts et culture, logiciel, données, conception industrielle, éducation et science. Nous suivons une même trame de base à chaque fois : une cartographie des modèles économiques, un entretien avec un entrepreneur, un entretien avec un chercheur et un entretien avec un acteur institutionnel.

Pourquoi avoir fait le choix de l’auto-édition ?

L.-D. B. Le choix a fini par s’imposer de lui-même. Au début, nous discutions avec des éditeurs. Le problème, c’est que nous tenions absolument à ce que l’intégralité du contenu soit accessible le plus librement possible - quesion de cohérence ! - et privilégiions pour cette raison une licence de type CC-BY-SA (ndlr: partage des conditions initiales à l’identique, licence libre copyleft). Ce genre de licence ouverte est difficilement compatible avec le modèle économique traditionnel du secteur de l’édition, et nous ne rentrions pas dans les cases. La seconde raison est beaucoup plus terre à terre : en juin dernier, nous décidions de sortir un livre avant la fin de l’année. C’est un timing assez serré ! Les éditeurs avec lesquels nous étions en contact nous proposaient des rendez-vous en septembre pour une sortie au deuxième semestre 2015. Le contenu du livre étant déjà prêt, nous nous voyions mal attendre un an....

A travers le processus de conception, de financement et de distribution du livre, il s’agit donc un peu de mettre en oeuvre les idées que vous y présentez ?

L.-D. B. Oui, tout à fait. Il était très important que la démarche elle-même soit une démonstration des pistes élaborées dans le livre. Nous avons construit notre démarche au fil de l’eau, c’est une sorte de composite de certains modèles que nous avons étudiés. Nous nous sommes beaucoup inspiré de ce qui se fait du côté militant du spectre de l’ouvert : les gens contribuent pour la cause, et non une raison pécuniaire quelconque. Or, nous voulions que nos idées soient partagées le plus facilement possible. Les contributeurs de l’ouvrage n’en tirent donc aucun bénéfice financier. Pour des questions d’indépendance, nous n’avons pas de sponsors. Mais nous avons également à cette occasion vu les limites du modèle. Les designers qui ont planché sur la maquette du livre et du site vont être payés, de même que l’imprimeur. Pourquoi ? Parce que des limites s’imposent assez naturellement à la contribution. On ne peut en effet pas s’attendre à ce que quelqu’un dont le métier est de fournir un certain type de prestation le fasse sur un mode purement contributif. La convergence qui peut avoir lieu entre votre activité professionnelle et vos activités contributives constitue souvent un frein. L’autre grande limite réside dans les modalités du travail contributif : il est facile de fragmenter une suite de lignes de codes et de répartir le travail entre des développeurs différents. C’est beaucoup moins vrai de quelque chose comme une charte graphique, qui constitue à bien des égards un travail d’auteur.

La convergence qui peut avoir lieu entre votre activité professionnelle et vos activités contributives constitue souvent un frein

Notre premier objectif est de couvrir les frais du livre mais on a envie de les dépasser largement. Pas pour partir aux Bahamas, mais pour soutenir, cette fois financièrement, des projets ouverts encore en quête de modèle. Ce serait vraiment formidable que nous puissions avoir un impact aussi tangible avec un simple livre ! Donc celles et ceux soutiennent le livre (en faisant un don, achetant un exemplaire, en en offrant à une personnalité économique ou politique) permettent la diffusion des idées qu’il présente et apportent un soutien direct à des projets émergents.

A la lumière de cette expérience, penses-tu que les modèles économiques ouverts puissent réellement se généraliser ?

L.-D. B. Je pense en tout cas qu’ils ont de l’avenir. Car il y a de plus en plus de contributeurs qui s’investissent au quotidien dans des projets toujours plus nombreux. Car les entreprises traditionnelles s’y mettent, car les politiques prennent de plus en plus le phénomène au sérieux, et surtout parce qu’il y a de plus en plus d’utilisateurs de services et de produits qui ont été conçus de façon ouverte, et que quand je vois des avancées comme le Fairphone ou le discours que porte quelqu’un comme Aral Balkan, je me dis que les choses ne peuvent qu’avancer dans le bon sens.