"La consommation collaborative est une forme de comportement citoyen"

Auteur de "La consommation citoyenne : origines, significations, enjeux", Jean-Paul Flipo souhaite redonner une dimension politique à la consommation. Tribune engagée... mais enthousiaste. La consommation collaborative n’est pas un phénomène qui aurait fait irruption inopinément dans nos sociétés développées. Ce phénomène n'a pas non plus été déclenché simplement par les circonstances actuelles de la crise économique que nous traversons. Celles-ci se succèdent les unes aux autres dans le système capitaliste : cela fait hélas partie de son mode de fonctionnement. Si la crise en était la seule cause, la consommation collaborative aurait pu exister déjà en 2001, en 1993, en 1976, ou même dans la grande dépression des années 30. Si cette tendance se manifeste seulement aujourd’hui, c’est que quelques évolutions sociétales cruciales ont convergé pour la produire.

Partons de ce qui est apparemment le plus lointain : le mauvais fonctionnement des démocraties libérales au 21e siècle. Partout on entend dire que le concept de démocratie est dévoyé par des pratiques, des manœuvres, des stratégies politiques de la part des élus qui visent à confisquer le pouvoir, en dépit du mécontentement des citoyens. Les plus récents événements dans des pays parvenus récemment à la démocratie comme la Tunisie, l’Égypte, la Russie, ou encore nombre de pays d’Afrique Noire, montrent que la démocratie, dans de très nombreux cas, est dévoyée de son sens, qui est celui, rappelons-le, du « gouvernement du peuple par le peuple ». La situation dans nos pays développés, malgré les apparences plus acceptables, n'est guère plus ravissante : les écarts entre les promesses de nos dirigeants et leurs décisions après avoir été élus sont de plus en plus flagrants et, plus grave, lesdits dirigeants semblent aujourd'hui estimer que les demandes et avis des citoyens ne sont que des ingrédients mineurs dans leurs décisions. Rappelez-vous le fameux épisode du referendum français sur la constitution européenne en 2005 : son résultat négatif, inattendu de la part de nos gouvernants, a amené ceux-ci à contourner le vote majoritaire et à faire passer un vote positif par le Parlement. Résultat d’ensemble : la crédibilité des dirigeants politiques n’a jamais été aussi basse.

Voter utile... avec son porte-monnaie

Comment le 'citoyen de base' peut-il aujourd’hui agir lui-même, sans intermédiaire, sur son propre destin et celui de la communauté humaine, plus ou moins proche, à laquelle il se rattache ? Entre autres, par la consommation. Celle-ci est en effet l’objet de micro-décisions au quotidien, et le consommateur citoyen qui veut donner du sens politique à sa consommation, et donc à sa vie, dispose d’une palette d’actions originales, réfléchies, qui évitent l’intervention de pouvoirs constitués (économiques et politiques). Bref, il peut se prendre en mains tout en tissant son propre réseau de liens sociaux. La consommation collaborative est une forme de comportement citoyen qui est donc une réponse à la crise de la démocratie, car elle permet de voter utile, vraiment utile, avec son porte-monnaie et ses initiatives citoyennes !

Reprise de contrôle

Seconde origine de la consommation collaborative : il n’est de secret pour personne, aujourd’hui, que les grandes décisions politiques sont influencées directement par le pouvoir économique, notamment celui détenu par les grandes entreprises multinationales. Or ces dernières, on le sait, sont motivées surtout par le profit. Elles ne s’en cachent pas d'ailleurs. En bref, le profit est aux entreprises ce que la victoire électorale est aux politiciens : un objectif qui prime trop souvent sur le bien collectif à créer, alors que la logique institutionnelle (ce pour quoi les institutions ont été créées) suggère l’inverse. Là encore, la demande des citoyens est donc négligée. Les grandes et moyennes entreprises ont des services marketing chargés en théorie de répondre aux besoins, demandes, voire exigences de leurs consommateurs, mais en réalité elles font ce qu’elles veulent, parce qu’elles disposent d’énormes moyens et des techniques sophistiquées capables de faire croire aux consommateurs que ce sont eux qui ont décidé. Il s’agit d’une généralisation du phénomène de la mode : les fameuses « tendances » sont bel et bien définies par les professionnels, qui ont en même temps le souci de faire ou laisser croire que ce sont les consommateurs qui les ont produites. En fait, le pouvoir du consommateur est proche de zéro. En ce sens, la consommation collaborative est une vraie création, une vraie « consomm’action » qui permet au consommateur de ne pas se sentir floué par les offres des grandes surfaces un peu trop bien « emballées », dont on ne sait décidément pas d’où elles viennent, ni comment et à partir de quoi elles ont été fabriquées (bœuf ou cheval ?...). L’exigence d’éthique de la part des consommateurs citoyens ne trouve encore trop souvent que des réponses en trompe-l’œil.

Préoccupations écologiques

Les préoccupations écologiques constituent la troisième source de la consommation collaborative. Celles-ci remontent aux années 70, lorsque le fameux Club de Rome a lancé son cri d’alarme : « Halte à la croissance ! », suivi de nombreux autres, repris par divers mouvements écologiques qui ont comme point commun le rejet de la surconsommation. Ce rejet est de mieux en mieux compris par l’ensemble des citoyens, qui voient la nature se dégrader inéluctablement, et poindre à l’horizon des menaces pires encore d’apocalypse nucléaire ou climatique. Mais les pouvoirs institués, encore une fois, réagissent mollement, ce qui met en fureur les citoyens engagés dans la lutte contre le gaspillage. La consommation collaborative est évidemment un des moyens privilégié de cette lutte, et là encore, le citoyen agit directement, avec des résultats tangibles. En outre il n’a pas la sensation de se faire manipuler par les pouvoirs économiques et politiques, lesquels nous imposent de consommer toujours plus, s’appuyant notamment sur le faux-semblant de la lutte contre le chômage (en réalité, le chômage arrange bien les intérêts des employeurs).

Les pouvoirs institués réagissent mollement, ce qui met en fureur les citoyens engagés dans la lutte contre le gaspillage

C’est donc la conjonction de ces trois phénomènes sociétaux contemporains, s’ajoutant aux considérations purement budgétaires, qui expliquent l’émergence du besoin d’autonomie du consommateur. Celui-ci a l’avantage d’expérimenter quotidiennement cette valeur dans le cas de la consommation collaborative, tout en s’insérant dans une économie à taille humaine et chargée de sens. Faut-il néanmoins se couper complètement de l’économie classique ? C’est évidemment impossible, car la consommation collaborative a des limites évidentes, notamment technologiques. Le mouvement collaboratif génère aujourd’hui suffisamment d’innovations dans la population pour que les producteurs traditionnels réagissent et s’adaptent à cette nouvelle donne ; ils en sont capables, certes, mais un pas sera réellement franchi quand ils prendront un vrai intérêt aux nouveaux besoins, dont celui d’autonomie, des consommateurs. Un billet de Jean-Paul Flipo. Auteur de : « La consommation citoyenne : origines, significations, enjeux », L’Harmattan, 2012 Crédit photo:

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