La planification écologique comme horizon, la transition comme chemin

ENTRETIEN avec Daniel Behar. Alors que la planification écologique est inscrite à l’agenda du gouvernement, comment planifie-t-on en 2022 ? Avec qui, et en suivant quelle méthode ? Peut-on planifier autrement que de façon descendante et technocratique ? Eléments de réponse avec le géographe Daniel Behar.

Cet entretien s’inscrit dans le cadre de deux conférences sur la planification écologique organisées par Ouishare à la REcyclerie le 20 juin prochain.

La planification écologique a fait son entrée au gouvernement… Assiste-t-on au retour d’un concept ancien, ou à une nouvelle façon de faire de la politique ? 

Daniel Behar : Aujourd’hui, on fait comme si on redécouvrait la planification. Mais elle n’a jamais disparu ! Quand on parle de planification, on fait d’abord référence aux politiques volontaristes de reconstruction d'après-guerre, celles des Trente Glorieuses. Depuis, la planification s’est estompée dans les politiques nationales, mais elle est restée bien présente au niveau territorial dans les politiques d’aménagement. En 2000, la loi Solidarité et Renouvellement Urbain a relancé les plans d’occupation des sols, qui sont devenus les Plan Locaux d'Urbanisme intercommunal (PLUi), puis en 2007, le Grenelle de l’environnement a abouti à de nouveaux documents de planification à l’échelle locale : les schémas biodiversité et les Plans Climat-Air-Énergie Territoriaux (PCAET), notamment. 

On planifie comme dans les années 60, comme si la France n’était pas décentralisée et que toutes les politiques nationales se déclinaient mécaniquement dans les territoires.

La planification territoriale n’a pas disparu…pour quels résultats? 

D. B. : La transition écologique, c’est passer d’un modèle de développement à un autre. Force est de constater qu’aujourd’hui, la planification de cette transition n’a pas fait ses preuves à l’échelle locale. J’y vois deux raisons principales. Premièrement, la planification écologique pose la question des arbitrages entre des intérêts antagonistes. A l’époque des Trente Glorieuses, ce problème politique ne se posait pas : il était uniquement question de répartir les fruits de la croissance entre les secteurs et les territoires. Le seul enjeu politique consistait à gérer les priorités et la file d’attente. Aujourd’hui, nous devons faire avec des intérêts contradictoires : entre la réduction de la consommation des énergies fossiles et son impact sur le niveau de vie, entre la production de logements et l’étalement urbain, etc. Ce qui rend si complexe la transition écologique, c’est qu’elle ne fera pas que des gagnants. 

La transition écologique pose la question d’une approche systémique de l’action publique, et c’est le défi que doit relever la planification aujourd’hui.

Deuxièmement, les exercices de planification n’ont pas suscité un intérêt massif de la part des élus. Ce sont par exemple des élus de second rang qui pilotent les Schémas de Cohérence Territoriale (SCoT). Cela révèle bien que l’exercice - parce qu’il ne permet pas de communiquer autour d’actions immédiates - ne constitue pas une priorité politique. Quant aux régions, elles déclinent des documents de planification comme les Schémas Régionaux d’Aménagement, de Développement Durable et d’Egalité des Territoires (SRADDET) mais elles sont dans l’incapacité politique d’en faire des documents à valeur prescriptive. Les élus régionaux sont aussi des élus locaux : ils ne peuvent rien imposer à ces derniers.

Faut-il voir dans cette déconnexion entre volonté nationale et portage local un écueil des exercices de planification ? Faudrait-il imaginer une sorte de “hiérarchie de la planification”, à l’image de la hiérarchie des normes ?

D. B. : En théorie, les stratégies nationales biodiversité, énergie, etc. sont censées s'emboîter avec les schémas régionaux puis orienter les documents de planification locale. Mais cela ne marche pas du tout comme ça ! On planifie comme dans les années 60, comme si la France n’était pas décentralisée et que toutes les politiques nationales se déclinaient mécaniquement dans les territoires. Sauf que l’Etat lui-même ne s’autorise pas à décliner territorialement les objectifs de ses grands plans… C’est ce que l’on observe avec l’objectif de Zéro Artificialisation Nette d’ici 2050. Faut-il freiner de façon prioritaire la consommation foncière sur les littoraux très urbanisés, comme sur la côte d’Azur, et lâcher du lest dans la France de l’Est qui est en déprise démographique ? Idem pour la transition énergétique : peut-on envisager le même mix énergétique en Normandie et en Rhône-Alpes ? Faute d’une territorialisation pensée par l’Etat et d’un portage politique assumé par les régions, c’est au niveau local que la planification se joue, avec des interprétations et des volontés très différenciées. Ce manque de synergie ne permet pas d’assurer la cohérence globale de notre trajectoire de transition écologique. 

La planification écologique ne se fera donc pas sans prise en compte des territoires dans leur diversité ?

D. B. : La question des interdépendances territoriales doit être traitée : l’Ile de France ne pourra jamais se déclarer “Région à Énergie Positive en 2050” comme l’ont fait les régions Occitanie et Bourgogne Franche-Comté. La transition écologique pose la question d’une approche systémique de l’action publique, et c’est le défi que doit relever la planification aujourd’hui. Elle doit passer d’une logique verticale à un exercice dans lequel l’Etat donne le ton, les perspectives, la trajectoire puis organise des coopérations interterritoriales, tenant compte des grands équilibres locaux en matière de consommation foncière, de production énergétique, de démographie, d’activité économique, etc

Il faut inventer de nouvelles formes de débat, plus informelles, démultipliées, territorialisées, dans lesquelles l’ensemble des parties prenantes serait associé. 

Cela suppose également de dépasser les silos traditionnels entre différents secteurs d'activité. On le fait encore peu : le plan de relance est pensé de façon sectorielle, la sobriété foncière aussi… Sauf que si l’on réduit le nombre d’hectares consommables en répartissant les droits à construire de façon égalitaire entre les communes, on va dans le même temps augmenter les besoins de mobilité des habitants pour aller travailler, faire leurs courses, etc. Il faut donc travailler les questions foncières et de mobilité de concert. De la même façon, notre système alimentaire est lié à notre façon de produire, de consommer, au foncier, à la pollution des sols, à la transition énergétique, à la gestion de l’eau.... On ne peut donc pas travailler sur la transition de notre alimentation sans adopter une approche intégrée - ce que les Plans Alimentaires Territoriaux (PAT) font très bien. 

Notre rapport au temps, dans un contexte d’incertitude généralisée et de crises à venir, doit être radicalement différent de celui qui prévalait pendant les Trente Glorieuses.

Comment relever le défi de cette planification écologique qui transcende les frontières entre territoires et secteurs d’activité ?

D. B. : Cela pose la question des acteurs de la planification : qui planifie ? La planification des Trente Glorieuses a toujours incorporé un exercice de concertation via la mobilisation des corps intermédiaires. Le Commissariat général au plan, ce n’était pas uniquement des technocrates mais aussi des commissions avec des négociations avec le patronat et les syndicats. Qui sont aujourd’hui ces corps intermédiaires qui pourraient être associés aux exercices de planification ? 

Les syndicats et le patronat sont insuffisants : dans un monde globalisé, les entreprises se déploient dans plusieurs pays à la fois… Et dans le même temps, les citoyens appellent à une plus grande implication dans la démocratie locale. Il faut donc inventer de nouvelles formes de débat, plus informelles, démultipliées, territorialisées, dans lesquelles l’ensemble des parties prenantes serait associé. Tout l’enjeu consiste à toucher des populations hétérogènes, bien au-delà des habitués de la concertation : les gens qui habitent sur le territoire, mais aussi les personnes qui y travaillent, les touristes, les entreprises… y compris des personnes extérieures au territoire qui auront un point de vue complémentaire à apporter. 

Avec le dérèglement climatique, on peut s’attendre à une multiplication des crises. Il sera alors question de résilience : notre capacité collective à les anticiper et les gérer lorsqu’elles surviennent. La planification est-elle vectrice de résilience, selon vous ?

D. B. : Le Covid nous a enseigné la nécessité de réhabiliter le temps long dans l’action collective. Ce rapport au temps, dans un contexte d’incertitude généralisée et de crises à venir, doit être radicalement différent de celui qui prévalait pendant les Trente Glorieuses. Tout l’aménagement des années 60-70 se fixait des objectifs à 20-30 ans, c’est-à-dire l’an 2000, auquel on associait une image totalement dessinée, celle de la France des villes nouvelles par exemple. A partir de cet objectif de long terme, on décrivait les grandes phases intermédiaires nécessaires pour y arriver, à la manière d’un rétroplanning. C’était ça le rapport au temps long : plus c’était loin, plus c’était précis, plus c’était près, plus c’était flou ! Ce n’est ni rationnel, ni réaliste. 

Aujourd’hui, nous devons renverser ce rapport au temps. Nous devons nous fixer un horizon commun - par exemple, l’objectif de Zéro Artificialisation Nette - puis définir une trajectoire possible à partir des acteurs en présence et de leurs marges de manœuvre, aujourd’hui. A l’image des séries télé, nous devons scénariser notre intrigue et son dénouement final, puis avancer étape par étape, en fonction des protagonistes et des aléas du tournage. Quand ils tournent la saison 1, les réalisateurs n’ont aucune idée de ce que sera la saison 2. Ils vont adapter la saison 2 en fonction de la saison 1 et de la façon dont le public l’aura reçue. C’est un rapport très contemporain, incrémental, au temps long, qui incorpore et gère l’incertitude du présent. 

La planification écologique doit s’en inspirer. Nous devons fixer notre plan, c'est-à-dire notre destination souhaitée. La transition écologique, c’est le chemin pour y parvenir. Mais le chemin n’est pas déductible de l’horizon. Il se construit à partir du présent. Le chemin, c’est qu’est-ce que je peux faire aujourd’hui, pour arriver demain là-bas, en fonction de l’endroit où je me trouve et des ressources à ma disposition. 

____

Géographe, professeur associé à l'Ecole d'Urbanisme de Paris, Daniel Behar est également le directeur de la coopérative ACADIE. Il a publié en 2021 avec Xaver Desjardins et Sacha Czertok “Faire Région, Faire France. Quand la région planifie”, aux éditions Berger Levrault.

____

Chez Ouishare, nous misons sur les initiatives locales et les coopérations territoriales pour faire advenir la transition écologique. Pour en savoir plus, vous pouvez lire :

> notre enquête PACT2 sur les territoires pionniers de la transition écologique

> notre étude de cas sur le travail mené avec GRDF dans les territoires 

____

Sur le même sujet :

> Entretien avec Léo Cohen : Il n’y aura pas de transition écologique sans une refonte de nos institutions

> Entretien avec Laurent Fonbaustier : Tel qu’il est pensé, le droit empêche une véritable révolution écologique

> Entretien avec François Jarrige : L’histoire de nos sociétés industrielles est un réservoir infini de liberté