Le progrès économique constitue un développement mortifère

ENTRETIEN avec Bruno Tackels. Quel regard porte-t-on sur la modernité et le progrès lorsque l'on a décidé de quitter la France pour s'installer à Boyaca, une région rurale de Colombie, et y cultiver des oliviers ? Le philosophe Bruno Tackels nous répond au fil de cet entretien transatlantique.

Vous vivez à Boyaca... Diriez-vous que c'est une région « développée », qui a embrassé le « progrès » ?

Bruno Tackels : La vie rurale en Colombie, c'est la vie rurale de la France dans les années 50 avec la connexion en plus. Tout le monde possède la même chose : un frigo, une voiture, un portable... Mes voisins travaillent dans la finca (propriété foncière) que j'ai montée ici. Le mari travaille comme maître d’œuvre et la femme s'occupe de l'entretien de la maison. Pour simplifier son travail et ne plus devoir laver le linge à la main, je suggère d'acheter une machine à laver. Et elle répond un non catégorique ! Pour elle, cela aurait été de l'argent gâché. Déjà, la machine aurait été détruite par le grain de la terre d'ici, qui est trop dur. Et de toutes façons, cela ne lui plaisait pas, ce n'est pas de son monde. Tout cela pour dire qu'ici, on n'est pas étouffé par la modernité. On est préservé. Si la modernité n'est pas considérée comme un « progrès », elle n'est pas adoptée.

Il y a deux progrès : l'indépassable et l'exponentiel

Vous prônez donc un progrès « choisi », « maîtrisé ». Comment définiriez-vous le progrès ?

B. T. : Aujourd'hui, je peux porter 40 kilos sur mon dos sur 200 mètres de dénivelé entre le parking et la maison – tout cela à 2300 mètres d'altitude. C'est un vrai progrès de mon corps, qui a développé de nouvelles aptitudes. Ce progrès, je le reconnais et j'en prends soin. Mais il connaît ses propres limites . L'autre progrès, c'est l'amplification indéfinie et exponentielle, la course à la productivité. Selon cette croyance, nous pourrons toujours faire davantage de profits en exploitant toujours plus la terre. Cela s'incarne ici par l'émergence de la monoculture intensive de la tomate depuis une petite dizaine d'années. Il y a cinq ans, nous n'avions aucune serre. Aujourd'hui, on en compte sept. A raison de 8000 pieds par serre, 50 tomates par pied et 3 récoltes par an, ce n'est pas encore l'Andalousie mais cela reste de la culture intensive dans des petites fermes. Pour preuve : toute la tomate de Bogotá vient d'ici. 

Le progrès doit trouver le bon équilibre entre nos besoins et les possibilités de la Terre.

Cette transformation agricole a dû générer des effets positifs pour la région ?

B. T. : Il y a cinq ans, c'était une région vraiment pauvre. Les gens vivaient chichement. Mes voisins ont tenté la culture intensive de la pêche et de la feijoa il y a quelques années. A chaque fois, cela n'a pas marché à cause de champignons ou de parasites. A la première récolte des tomates, José a empoché 50 millions de pesos. Leur niveau de vie s'est considérablement amélioré comparé à ce qu'il était il y a 10 ans. Mais au prix de gros déséquilibres, notamment au niveau du système hydraulique. Les rivières sont à sec ; tout le monde est très inquiet. Les agriculteurs se sont accaparé l'eau de façon sauvage pour cultiver les tomates. Et ici, il n'y a pas d' instance de régulation pour l'installation des serres et le prélèvement de l'eau. Donc le progrès économique lié à la tomate est un en fin de compte un développement mortifère.

Ce progrès sans limite n'est donc pas compatible avec notre environnement ?

B. T. : Cette vision du progrès comme croissance exponentielle nie les limites des écosystèmes et de la planète. Je le vois bien dans ma finca : ma limite, ce sont mes trois hectares. Et au sein de ces trois hectares, le progrès de mes oliviers est fini. L'écosystème de ma forêt de chênes aussi. C'est ce qu'explique la théorie du donut élaborée par Kate Raworth. Les besoins humains constituent le premier cercle du donut. La logique capitaliste d'expansion nous amène à repousser sans cesse plus loin cette limite, à produire beaucoup plus que ce qui est nécessaire. Je pense par exemple à l'or : cela n'a absolument aucun sens d'extraire autant d'or de nos sols ! Le cercle extérieur du donut, ce sont les limites de la planète. Tout l'enjeu revient donc à trouver le bon équilibre entre nos besoins et les possibilités de la Terre. Certaines productions ne sont plus acceptables. Et la notion de progrès doit être remise en question.

Nous devrions donc arbitrer entre prospérité économique et équilibre planétaire ? Comment faire ?

B. T. : Rendre le progrès soutenable commence par une production diversifiée. C'est tout le sens de mon projet d'oliveraie à Boyaca. Il faut savoir que le climat de Boyaca est particulièrement propice à la culture de l'olive. C'est un climat méditerranéen 365 jours par an, ce que les espagnols avaient bien compris. Ils ont planté des oliviers partout dans la région ; ils en faisaient une très bonne huile. Mais à l'indépendance, au milieu du 18e siècle, ils ont joué le protectionnisme envers les colonies. Ils ont interdit l'importation des huiles d'olive de Boyaca. Sont alors arrivées des maladies et l'oliveraie a complètement disparu. Dans les années 50, un agronome a dédié sa vie a réactiver le plan d'olivier de Boyaca. Le projet derrière est triple : sortir de la monoculture, lancer une dynamique de reforestation et initier une nouvelle économie productive pour la région. Mais ce projet ne se fera pas en un jour : les investissements pour construire une oliveraie sont très coûteux. Aujourd'hui, il n'y a pas de modèle économique. Mais dans 5 ans, si un nombre suffisant de finca ont planté des oliviers, nous pourrons mutualiser les coûts et arriver à un niveau d'équilibre pour produire une huile d'olive à bon marché.

Ici, le temps a échappé à la logique productive du capitalisme.

Diversification de la production...mais encore ?

B. T. : L'autre aspect du progrès soutenable, c'est la maîtrise de l'ensemble de la chaîne de production. Aujourd'hui, avec la tomate, mes voisins n'ont aucun contrôle sur le devenir de la tomate qu'ils cultivent. Par exemple, les tomates mal calibrées ou vertes, qui ne correspondent pas aux normes du marché, sont données aux vaches et aux chiens. Moi, j'en ai fait de la confiture avec de sucre de canne. Je l'ai faite goûter dans la vallée et elle a été considérée comme exquise, alors même que c'était la poubelle du voisin ! Avec ces tomates invendues, ils pourraient aussi faire de la tomate séchée. Il faut apprivoiser et maîtriser les processus de « progrès ». Cela peut aussi passer par des aménagements techniques. Je suis par exemple en train d'installer une gouttière autour de ma maison avec mon voisin – le concept de gouttière n'existe pas en Colombie. Sachant qu'une pluie tropicale bien puissante, c'est 10 000 litres d'eau, nous pouvons réutiliser toute cette eau pour arroser les oliviers.

Le progrès est souvent aussi un moyen de « gagner du temps ». L'électroménager ou les machines agricoles en sont un bon exemple. Est-ce que les gains de temps sont un moteur de développement à Boyaca ?

B. T. : Ici, les choses prennent le temps qu'elles prennent. Les journées sont courtes, le soleil disparaît vers 17h30. Alors on fait une chose par jour et pas trois. Quand je vais faire mes courses, ça me prend la journée : je fais quatre arrêts dans quatre fermes. Ce n'est pas une journée de perdue. C'est une activité sociale qui a une grande valeur. Car ici, le temps a échappé à la logique productive du capitalisme. On n'essaie pas d'en faire un instrument de profit. Et donc paradoxalement, on a beaucoup de temps ici. Tout le contraire de ce qu'il se passe en France ! Quand j'y travaillais, je n'avais du temps pour rien. La première choses que les gens disent, c'est qu'ils n'ont pas le temps, alors que le fait même de le dire prend du temps ! Plus on reçoit de mails, moins on y répond. C'est un symptôme : depuis quand ne répond-on pas à une question que l'on nous pose ? C'est inhumain ! Ici, les gens travaillent beaucoup, mais ils ont un rapport au temps totalement différent ; ils n'en manquent pas. Il n'y a jamais de pression ou d'urgence ; le temps est apprivoisé. Et donc finalement, le progrès, ici, c'est de vivre avec le temps. Pas de vouloir le dépasser.

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Philosophe et critique dramatique, Bruno Tackels s'est installé en 2017 à Boyaca en Colombie. Il est l'auteur d'une biographie de Walter Benjamin : Walter Benjamin, Une vie dans les textes, Babel, 2013.

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