Anthropologue et militant anarchiste, David Graeber fut l’un des initiateurs du mouvement Occupy Wall Street. Il est surtout l’auteur d’un livre majeur, Dette : 5 000 ans d’histoire. Nous l’avons rencontré à l’occasion de la sortie française de son dernier ouvrage, Bureaucratie, dans lequel il évoque notamment la bureaucratisation du capitalisme moderne et le ralentissement du progrès technologique. (Photos : Erwan Floc'h)
Cet entretien a originellement été publié dans le n°14 de Socialter
En 2011, vous faisiez partie des initiateurs du mouvement Occupy Wall Street. Des mouvements sociaux similaires sont par la suite apparus un peu partout dans le monde, sans parvenir à changer la donne. Est-ce un échec ?
David Graeber. Ce n’est pas un échec. J’ai une théorie à ce sujet : il existe en histoire une sorte de règle, un effet retard de trois ans et demi. En 2008, quand la crise a débuté, les forces de police du monde entier ont commencé à se préparer à une vague de protestations. Au bout de deux ans, il ne s’était toujours rien passé. Et en 2011, sans qu’il se soit passé quoi que ce soit de nouveau, tout d’un coup, c’est arrivé. Ce déroulé rappelle 1848 ou encore 1968. Le but des mouvements comme Occupy n’est pas de prendre le pouvoir directement, mais de changer notre façon de penser la politique. Sur ce plan, je pense que le contrat est rempli. Bien sûr, nous ne nous sommes pas transformés en parti politique, comme certains l’auraient voulu. Mais regardez : trois ans et demi plus tard, dans tous les pays qui ont vu naître des mouvements de protestations importants (Espagne, Grèce, États-Unis dans une certaine mesure), les partis de gauche ont changé leur fusil d’épaule. Peut-être faudra-t-il encore trois ans et demi pour que cela se traduise en termes de mesures concrètes.
Et alors ? Nous vivons dans une société de l’immédiateté : nous pensons qu’il suffit de cliquer pour que les choses changent. Les transformations sociales n’obéissent pas à la même logique. Il a fallu plusieurs générations aux mouvements abolitionnistes ou féministes pour enfin gagner leur combat, et les institutions qu’ils combattaient existaient depuis des siècles…
Comment interprétez-vous les derniers rebondissements de la crise grecque ? Ce que vous appelez l’idéologie de la dette semble avoir le vent en poupe en Europe…
D. G. Il est toujours possible de porter un regard différent sur les phénomènes les plus rétrogrades pour tâcher d’y discerner une lueur d’espoir. Dans le cas de l’Europe, la crise révèle à quel point les justifications traditionnelles du capitalisme ont perdu de leur force. Malgré les inégalités que ce système produit, il existait trois arguments politiques majeurs en sa faveur. Tout d’abord, la théorie du ruissellement, qui affirmait que lorsque les riches deviennent encore plus riches, la situation des classes populaires s’améliore. Il est aujourd’hui évident que c’est faux. Ensuite, que le capitalisme engendre la stabilité. Là encore, faux. Enfin, qu’il stimule l’innovation. Faux.
Que reste-t-il aux défenseurs du système capitaliste maintenant que leur argumentaire pratique est éventé ? La morale : l’idéologie de la dette – les gens qui ne payent pas leurs dettes sont infâmes – donc, et cette idée selon laquelle si vous trimez moins que vous ne le voudriez dans un travail que vous n’aimez pas particulièrement, vous êtes méprisable.
Justement, dans votre dernier livre, vous affirmez que le capitalisme semble avoir perdu sa capacité d’innovation. Vous prenez le contre-pied du discours dominant, non ?
D. G. Cela me semble pourtant assez évident : le rythme du progrès technologique a dramatiquement baissé. Entre 1750 et 1950, nous avons vu se succéder découvertes scientifiques majeures, nouvelles formes d’énergie, innovations en tous genres… C’est terminé. Le capitalisme est devenu une pure force de réaction, qui limite le développement technologique. Où sont les voitures volantes ? Les voyages interplanétaires ? Les bureaucraties que sont devenues les universités modernes sont incapables d’accueillir les gens excentriques qui constituaient les vrais bataillons d’innovateurs. Einstein aurait bien du mal à publier un article académique dans le contexte actuel !
Tout le monde le sait : cette rhétorique envahissante de l’innovation est un mirage, sinon un mensonge
Et au fond, tout le monde le sait : cette rhétorique envahissante de l’innovation est un mirage, sinon un mensonge. Mais peu importe. Une certaine forme de cynisme nous sert d’idéologie : il ne s’agit plus de convaincre les gens d’une supposée vérité, comme au siècle dernier, mais de leur faire croire que tous les autres en sont persuadés. De cette façon, tout le monde se conforme en apparence à la ligne officielle. C’est l’une des plus profondes manifestations de cet esprit bureaucratique que je décris dans le livre.
Pensez-vous qu’il soit possible de réconcilier innovation technologique et progrès social ?
D. G. Pour moi, ce processus est déjà à l’œuvre. Anonymous, WikiLeaks, et dans une certaine mesure une technologie comme l’impression 3D en sont les premiers symptômes. Nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Le développement technologique ne fait jamais que suivre les évolutions de la société. Pensez-vous qu’à la Renaissance, des gens se sont assis autour d’une table à Florence et se sont dit qu’ils allaient donner naissance au capitalisme, aux usines, à la Bourse ? Bien sûr que non. Ces développements ne sont jamais planifiés.
Nous sommes dans la même situation : quand nous aurons une vision claire de ce que nous voulons accomplir en tant que société, l’innovation suivra. Imaginez un instant que tous les gens qui créent des algorithmes de trading ou qui structurent des produits dérivés dans les tours de la City se mettent à plancher sur un système d’allocation de ressources socialisé. Il n’est pas absurde de penser qu’ils pourraient faire mieux que les planificateurs soviétiques du siècle dernier.
À vous entendre, nous serions d’une certaine façon déjà sortis du système capitaliste. C’est un peu osé, non ?
D. G. La nature du processus d’accumulation a tellement changé qu’il est en effet difficile de parler de capitalisme. Quand j’étais étudiant, mes professeurs d’histoire économique m’enseignaient que quand l’extraction du surplus a lieu par le biais d’une contrainte politique directe, cela s’appelle un système féodal ! C’est ce que j’observe aujourd’hui : une étrange fusion des bureaucraties publique et privée, avec pour seule et unique fin de créer toujours plus de dette sur laquelle spéculer. Le problème, c’est que la dette est le fruit de décisions politiques : de ce point de vue, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de « dérégulation financière ». Il s’agit simplement d’un changement dans les modes de régulation. Selon la théorie marxiste classique, le rôle de l’État est de garantir les relations de propriété, qui servent de support au processus extractif grâce au travail salarié. Les choses sont simplement plus directes aujourd’hui. Nous vivons une époque de bureaucratisation prédatrice.
Quand l’extraction du surplus a lieu par le biais d’une contrainte politique directe, cela s’appelle un système féodal
Les chiffres sont difficiles à obtenir, mais aux États-Unis, l’industrie financière prélève entre 20 % et 40 % des revenus d’un ménage moyen. La majeure partie des profits n’émanent plus du secteur industriel. Or, le capitalisme est lié à cet imaginaire : les usines, le travail salarié, etc. Rien de tout cela aujourd’hui. Il n’y a aucune raison de penser que le capitalisme est éternel. Pendant des siècles, l’empire Romain s’est maintenu en intégrant les tribus barbares, en attribuant à leurs chefs des titres et des postes; puis un jour, ils ont oublié de donner une promotion à Alaric, qui l’a mal vécu. Nous connaissons la suite ! Les choses sont permanentes jusqu’au jour où elles cessent de l’être.
Que pensez-vous de l’idée de revenu de base universel ?
D. G. C’est une excellent idée, une authentique mesure anti-bureaucratique de gauche. Aujourd’hui, le rôle des fonctionnaires est de donner mauvaise conscience aux plus modestes par le biais d’une surveillance constante.
Où est le prochain John Lennon ? Probablement en train de travailler comme caissier dans un supermarché
Au Royaume-Uni, où je vis aujourd’hui, il est particulièrement intéressant de décrypter les stratégies respectives des partis politiques. En Angleterre, l’industrie a été anéantie, et le système universitaire ne tardera pas à subir le même sort. Que restera-t-il à exporter ? Pour le moment, l’économie tient grâce à la finance et à l’immobilier. Pourquoi ? Pourquoi tous les riches de la planète veulent à tout prix acheter une maison à Londres ? L’Europe compte bon nombre de capitales tout aussi riches. J’ai mon idée là-dessus : vous pouvez y acheter tout ce que vous voulez, car il existe une forte tradition du service chez les classes populaires anglaises. À Londres, je connais quelqu’un dont le travail est de livrer des homards à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ! Mais il y a mieux : si vous êtes riche et que vous venez de Bahrein, de Russie, de Hong Kong, on ne sait jamais, vous n’êtes pas à l’abri d’un soulèvement populaire. Alors qu’en Angleterre… Sa classe ouvrière défaite dans les années 80 est le vrai produit d’export du Royaume-Uni !
C’est la stratégie qu’ont choisi les Tories : vendre le système de classe britannique aux riches du monde entier. Face à cela, quel était le projet du New Labour ? Tout miser sur les industries culturelles. Le problème, c’est qu’en introduisant de plus en plus de conditionnalité au sein de l’État providence, les Travaillistes ont tué dans l’œuf le système économique qu’ils cherchaient à mettre sur pied. La force de créativité émane souvent des classes populaires. Au XXème siècle, tous les dix ans, un mouvement musical majeur naissait au Royaume-Uni avant de s’imposer dans le monde entier. Plus maintenant. Pourquoi ? Mais parce que la plupart des musiciens vivaient de l’aide sociale ! Donnez de quoi vivre à un groupe de gamins de milieux modestes, laissez-les jouer ensemble, et vous avez les Beatles. Où est le prochain John Lennon ? Probablement en train de travailler comme caissier dans un supermarché.