Quand deux startups se disent oui

Le 14 octobre dernier, un an après son lancement, la plateforme de mise en relation permettant aux particuliers de partager un repas à la maison Beyond Croissant annonçait rejoindre son concurrent Cookening. Les fondateurs et dirigeants de ces deux startups ayant toujours été proches de OuiShare, c’est avec plaisir que nous partageons ici l'expérience de ce rapprochement et de cette association, en particulier dans la mesure où nous savons qu’une telle démarche est relativement rare à ce stade des développements respectifs de deux startups.  

  J’ai co-fondé Beyond Croissant en mai 2012 avec Sarah-Louise Gervais et nous avons mis le service en ligne en octobre 2012. Notre pari un peu fou, surtout avec le recul, était de lancer rapidement pour tester le marché, en travaillant avant tout notre ligne éditoriale, notre ton, en bref, notre point fort, à savoir notre identité. Amoureuses de notre concept, souhaitant rassembler autour d’une table locaux, voyageurs, expatriés, nouveaux arrivants, étudiants en échange, nous voulions tout simplement changer le monde à notre petite échelle. Nous ne savions pas à l’époque que nous faisions de la consommation collaborative. Nous n’imaginions pas l’immense difficulté de la tâche, ou plutôt des tâches, puisque comme n’importe quelle plateforme ou réseau social, il ne suffit pas de mettre en ligne un site Internet et de laisser une communauté se l’approprier comme par magie. C’est un travail immense, quotidien, de construction et d’amélioration du site, de communication, d’explication, de relations clients, d’animation… Il faut certes aimer son service et ses utilisateurs, mais cela ne fait pas tout. Il faut avant tout aimer la technique, le web, la gestion de projet et le travail avec les développeurs quand on ne l’est pas soi-même, sans compter toutes les facettes précédemment évoquées et sans même évoquer les longues démarches de levée de fonds.

Les plateformes concurrentes ont semblé pleuvoir en l’espace de trois mois, aux quatre coins du monde

Un mois après le lancement, et alors que Sarah-Lou avait repris à plein temps ses stages de fin d’études à l’école du barreau de Paris, je me retrouvais ainsi assez largement seule à porter cette petite entreprise et j’apprenais la sortie à venir de Cookening. Bien sûr, nous nous attendions à ce que la concurrence se manifeste rapidement, mais pas aussi vite. Et si, encore, elle avait été la seule. Les plateformes concurrentes ont semblé pleuvoir en l’espace de trois mois, aux quatre coins du monde, ce que j’ai d’ailleurs eu l’occasion d’expliquer l’an dernier dans les pages de ce blog. Bien sûr aussi, nous avons au départ maladroitement tenté de nous rassurer en nous disant que « nous avions été les premières » à présenter le service de cette manière, sachant par ailleurs pertinemment que cela ne suffit pas du tout. Et le « gros », celui qui faisait vraiment peur, c’était Cookening. Quelques malentendus et échanges peu amicaux sur Twitter plus tard, Cédric Giorgi, co-fondateur et CEO de Cookening, m’envoyait un email en me proposant de déjeuner ensemble, l’un de ses associés, Sébastien Guignot, CTO de Cookening, Sarah-Lou, lui et moi. Je ne savais pas trop quoi en penser, me demandant s’il s’agissait de nous intimider ou au contraire de nous attendrir, flattée ceci dit qu’il ne puisse se permettre d’ignorer notre existence. Le déjeuner se passait… très bien. Passées cinq minutes un peu gênées, nous étions simplement quatre porteurs de projet qui ne pouvaient pas réellement se parler de leurs projets, puisqu’en concurrence directe. Sarah-Lou plaisantait en sortant sur le fait que nous aurions pu être associés, Cédric et moi, par quelques similitudes d’approche qu’elle avait perçues. On m’a fait la même remarque des dizaines de fois dans l’année qui a suivi. Les quiproquos dissipés, Beyond Croissant poursuivait son développement, Cookening était alors en bêta privée mais je croisais Cédric régulièrement à des évènements où nous étions tous deux invités. A chaque fois, sans exception, un échange cordial, sans sourire hypocrite qui m’aurait fait bondir, en bref, de bonnes relations entre concurrents. Je souhaitais même de plus en plus que nous nous distinguions suffisamment pour ne plus l’être. Côté Beyond Croissant, malgré des retours utilisateurs toujours plus positifs les uns que les autres, une campagne de crowdfunding réussie, de belles couvertures presse, les mois passaient et j’étais de plus en plus fatiguée, parfois totalement découragée face à l’ampleur de la tâche. Je voyais mes concurrents arriver ou grandir avec des équipes aux effectifs trois ou quatre fois plus importants, et je m’accrochais je ne sais trop comment, travaillant de chez moi, cumulant un temps plein sur mon entreprise et un temps partiel pour vivre. La nouvelle tombait en mai 2013, Cookening était désormais en ligne, notre nouvelle version n’était toujours pas prête, je prenais un avant-dernier coup de massue sur la tête. Sarah-Lou a finalement terminé ses stages obligatoires et a été de retour chez Beyond Croissant en juillet dernier. Nous appréhendions toutes les deux ce retour et savions très bien que notre relation serait toujours déséquilibrée. Je faisais part de mes craintes à Cédric lors d’une interview radio où nous étions tous deux conviés en juillet, il me répondait de m’accrocher. Cela m’avait profondément touchée.

Je voyais mes concurrents arriver ou grandir avec des équipes aux effectifs trois ou quatre fois plus importants, et je m’accrochais je ne sais trop comment, travaillant de chez moi, cumulant un temps plein sur mon entreprise et un temps partiel pour vivre

Pourtant, Sarah-Lou a très vite réalisé que le web ne lui plaisait décidément pas, et que son attachement à Beyond Croissant était avant tout celui qu’elle retirait son expérience en tant qu’utilisatrice, ce qui n’a rien à voir avec le travail quotidien que requiert une telle entreprise. Mi-août, alors que nous nous apprêtions à lancer la nouvelle version, elle m’annonçait son départ, définitif cette fois, pour travailler dans un restaurant et revenir ainsi à ses premières amours : la cuisine. Fin août, je me retrouvais par conséquent avec une liste de priorités que je ne parvenais même plus à appréhender, une liste de tâches sans fin, une nouvelle associée développeuse (américaine, rencontrée via Beyond Croissant !) à intégrer à l’équipe, des démarches de levée de fonds à reprendre seule… et surtout tiraillée entre ma volonté de réussir à faire grandir cette communauté, maintenir son identité, développer le concept et en vivre, et celle de tout bonnement jeter l’éponge et prendre des vacances. Certains de mes amis m’encourageaient à tenir le cap comme je le faisais depuis un an, même seule, parce que Beyond Croissant en valait la peine, d’autres me disaient de m’écouter avant tout. Mi-septembre, j’annonçais à Sarah-Lou que ma décision était prise et que je me préparais à fermer le service. Il a étrangement fallu que j’en arrive à prendre cette décision pour avoir l’idée, en voyant Cédric connecté sur Gtalk, de l’appeler pour lui en parler. Tout est allé extrêmement vite à partir de ce coup de fil. J’ai rapidement rencontré Julien Pelletier, troisième fondateur de Cookening, lors d’un déjeuner où Cédric m’a fait part de leurs réflexions en cours en termes de positionnement et de leur envie d’aller plus en avant dans le communautaire et l’humain. En trois semaines, du premier coup de fil à une réunion rassemblant les fondateurs des deux plateformes, nous étions d’accord sur tout : la fermeture de Beyond Croissant mais le maintien en ligne de ses pages « historiques », l’absence de transfert de la base d’utilisateurs de Beyond Croissant vers Cookening mais une invitation des inscrits Beyond Croissant à rejoindre Cookening, les modalités concrètes d’un point de vue financier et juridique, etc.

Certains de mes amis m’encourageaient à tenir le cap comme je le faisais depuis un an, même seule, parce que Beyond Croissant en valait la peine, d’autres me disaient de m’écouter avant tout.

Mais le point le plus important ne concernait pas les plateformes. Cédric m’a surtout rapidement demandé si j’étais fatiguée de mon aventure Beyond Croissant au point de ne plus vouloir en entendre parler, ou si je me voyais continuer avec eux. En d’autres termes, on me proposait de travailler pour une plateforme bien pensée et techniquement très avancée que j’enviais depuis des mois, avec une équipe au complet, un bureau si je le souhaitais. Je pourrais utiliser tout ce que j’avais fait et appris au cours de l’année précédente et je jouirais d'une liberté d’action quasi-totale pour venir y mettre mon grain de sel - avec les compliments du chef. La question ne s’est pas posée plus de dix secondes, j’ai dit oui immédiatement. J’ai alors compris que je n’aurais pu choisir de meilleur moment pour contacter l’équipe Cookening, puisque ce qu’ils recherchaient justement à ce moment-là, c’était une nouvelle associée capable de gérer leur communauté et de prendre en main la communication. Mes premières semaines chez Cookening ne font que confirmer cette première impression. Les méthodologies diffèrent, il faut assimiler de nouveaux back office, et changer quelques petites habitudes. Il reste que l’ambiance est excellente, l’envie et l’enthousiasme, plus présents que jamais, et le changement - en marche ! Si nos manières de mettre en œuvre nos concepts différaient, la démarche était et reste dans le fond la même : nous allons bien dans la même direction. A tous ceux qui ont aimé Beyond Croissant, j’espère sincèrement qu’ils retrouveront ce qui les y a attirés sur Cookening. En tous cas, nous travaillons dur à offrir le meilleur des deux plateformes, et bien davantage.  

Aurélie Daniel

COO Cookening

Ex-CEO Beyond Croissant

-- L’avis de Cédric Giorgi Aurel raconte ici très bien ce qu’il s’est passé, dans un temps très court, pour en arriver à la réintégration de Beyond Croissant dans Cookening et surtout à l’arrivée d’une nouvelle associée chez nous. (Deux, en réalité, puisque Sarah-Lou n’est pas opérationnelle mais quand même associée à Cookening désormais). J’aimerais insister, et c’est la raison pour laquelle c’est Aurel qui raconte l’histoire et non moi, sur le fait que c’est elle qui a tout le mérite. Il faut être d’une maturité assez fantastique pour prendre la décision, dans un temps aussi court, de non seulement arrêter un projet sur lequel vous travaillez depuis plus d’un an, mais en plus rejoindre ceux que vous considériez jusque-là comme concurrents. Car même dans l’économie collaborative, on n’en reste pas moins concurrents, évangélisant ensemble sur un nouveau marché, mais tentant tout de même d’en prendre la plus grosse part. Si nous n’avions pas rencontré l’équipe de Beyond Croissant très tôt et eu des points de contact réguliers, respectueux et francs, non n’aurions clairement pas pu nouer ce lien aujourd’hui. Puisque c’est avant tout l’envie de travailler ensemble qui est le ciment de cette nouvelle association, au delà de l’intérêt pour les communautés. Et OuiShare a joué un rôle dans notre histoire, car c’est souvent au travers de OuiShare (que ce soit sur les groupes Facebook ou lors des évènements) que nous nous sommes croisés, c’est l’esprit OuiShare qui a aussi certainement influencé notre façon de nous respecter entre concurrents. Nous avons d’autres concurrents, qui ne sont pas dans OuiShare, et notre relation n’est clairement pas la même... bien que nous les ayons aussi tous rencontrés, en France, comme à l’international !